Journal du conteur

Les facettes

Il a une tête à facettes, et sur chacune d’elles un de ses visages : il porte et montre ainsi tous ses nombreux visages en même temps. Spécimen unique, on procède sur lui à de nombreuses expériences. Où est-il ? Se tient-il dans tous ses visages en même temps ? Par quelle paire d’yeux voit-il ? S’il avançait, s’il adressait la parole à quelqu’un, on pourrait dire : c’est ce visage qui parle, c’est face à ce visage qu’il avance et comme on marche droit devant soi c’est dans ce visage qu’il est. Mais il ne réagit à aucun des stimuli auxquels on le soumet, ou seulement par réflexe. Si on le laisse tranquille et se contente de l’observer, il ne bouge pas, ne parle pas, reste assis sur son lit, perfusé, et dans le fond de ses yeux immobiles on ne voit rien bouger non plus. Et l’on se doute que sa vie s’écoule dans sa tête, en une lutte perpétuelle entre ses visages pour acquérir la prééminence — qu’aucun n’obtient jamais suffisamment ni assez longtemps pour qu’une pensée, qu’une parole adviennent, qu’une action soit planifiée, qu’un geste soit dirigé. Rien qu’un corps qui fonctionne sous une tête incapable de concertation, objet de réflexes et de fonctions vitales qui subsisteraient même sans visage.

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