Journal du conteur

Soudain, je suis dans la forêt…

Soudain, je suis dans la forêt, les feuilles tremblent, encore constellées de gouttes de pluie, j’avance, je suis mouillé, j’ai froid, heureusement le soleil a déjà reparu, je vois le bleu du ciel, là-bas, et le vent se met à souffler ; les premières rafales me frigorifient, mais elles me sèchent aussi, et quand je découvre, d’un coup, l’immensité de la cité devant moi je suis sec et ne tremble que d’émotion. Les rayons du soleil m’aveuglent, reflétés par les parois dorées de la cité millénaire, désertée, oubliée, la cité en forme de femme. J’avance entre les deux longues jambes où la végétation figure une pilosité maladive et néanmoins fascinante plus que répugnante. Très loin devant moi, j’entrevois l’immense porte de la ville ; bien trop loin pour aujourd’hui : je dois m’établir pour la nuit qui va tomber d’ici peu. Je m’étends sur l’humus humide encore du sol, et je laisse les scorpions venir parcourir mon corps inaccoutumé, immobile, je respire le moins possible, je lutte contre la répugnance presque intolérable que provoquent en moi cette mygale velue qui s’est glissée dans mon pantalon, ces fourmis qui sortent en chenille de mes narines, emportant chacune une goutte ou un morceau de mes sécrétions et excrétions, qu’elles sont allées chercher directement dans mes organes. Je tente d’oublier ce boa qui dort sur ma poitrine, ce crocodile égaré qui a faim, ces phasmes immobiles postés sur mes orteils dénudés par la voracité de je ne sais quel prédateur minuscule innombrable… Car je suis nu maintenant, je m’en rends compte, ils m’ont débarrassé de mes vêtements comme sans doute il est nécessaire de l’être pour avoir seulement une chance de pénétrer dans la cité, que j’ai tant cherchée, et qu’aujourd’hui enfin j’ai trouvée, comme elle doit l’être, par le plus grand des hasards. Maintenant c’est le matin et la forêt m’a purifié, je puis continuer ma pénétration ; j’avance vers la porte lointaine, sans impatience, de jour en jour. Mes cheveux, ma barbe sont devenus des nids d’oiseaux, des repaires d’insectes ; des serpents vivent par intermittence sur mes épaules, des scorpions longent indéfiniment mes jambes, des caméléons, de petits singes accompagnent mes pas d’arbre en arbre, un moment, puis s’en retournent vivre leur vie de jungle, et parfois reviennent, satisfaits de me voir toujours là. Les grandes portes se rapprochent ; je ne peux pas voir encore si elles sont béantes, mais elles sont là, irrémédiables dans leur monumentalité. Certains végétaux ont poussé leurs racines jusque dans mes entrailles, et nous nous nourrissons réciproquement, et je me demande si bientôt ne vont pas me pousser des feuilles, comme des écailles, lentement ébauchées contre ma peau noirâtre désormais ; et quand enfin je parviens au seuil de la cité qui doit voir l’accomplissement de ma vie, je sais que je peux abandonner le singulier, maintenant que je suis unanime. De nos mains de terre, de chair animale et végétale mêlées, nous poussons les battants rigides et lisses de la porte immense, et elle reconnaît dans ce membre qui la touche l’empreinte de la vie nue, et elle consent à s’entrouvrir pour nous laisser passer. De nos pieds, de nos pattes, de nos griffes, de nos serres, de nos racines, nous parcourons, labourons, fouissons le sol fertile de la cité, et là, assis, couchés, plantés, posés, nous attendrons, aussi longtemps qu’il le faudra, d’être engendrés de nouveau.

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