Journal du conteur

Aux mendiants qui me demandent aumône…

Aux mendiants qui me demandent aumône, je donne un visage ; aux conseils qu’on vient me demander dans ma retraite, je réponds par le don d’un visage. En échange de mon pain, je donne un visage, et dans l’eau du puits où j’ai longuement puisé, en dédommagement je laisse un visage. Je m’épuise, je me dévisage. Mais je ne suis jamais démuni, jamais à court, mes poches, mon sac, mes coffres sont pleins de visages. Chaque regard chaque instant est un visage qui a été. Je croule sous mes visages, je suis submergé, la nuit je me réveille et je suffoque dans cette chambre entassée de visages, visages qui se déversent dans la nuit par la fenêtre forcée, visages qui crèvent les murs et le toit. Je veux fuir, je me mets à courir, j’abandonne mes visages. Je vide mes poches de pleines poignées de visage. Mais rien à faire, chaque fois que je replonge mes mains dans mes poches j’en tire autant, sinon plus, de visages que j’en venais d’ôter. Mon sac est lourd comme pierre de visages encastrés, mes pieds me font mal à cause des visages qui se sont glissés dans mes chaussures, et je m’arrête, épuisé, et je m’effondre et demeure longtemps sur le sol, lentement enseveli sous mes visages. Par moments je me secoue et rampe quelques mètres, vais là où je pourrai respirer quelques minutes. Chaque arbre que je regarde devient un visage, chaque figure que je croise est un visage au carré, chaque foule est une mer de visages qui me noie, le monde est un océan de visages morts parsemé d’îles de vivants visages. Je suis moi-même une de ces îles, je sens les visages grouiller sur mon dos, et mes volcans déversent des coulées de visages en fusion. Si je lève les yeux, le soleil est un visage ; chaque étoile est un visage qui me regarde, obsédant. Je ferme les yeux, mais derrière mes paupières il y a encore des visages, et derrière mon visage une infinité de visages attendent de surgir. Je ne suis qu’un visage parmi ces visages, un de ces visages que j’ai jetés, piétinés, abandonnés sur le bord du chemin ou dans le fond des océans, j’achève de me décomposer. Chaque visage est un monde de visages. Chaque pensée est aussi un visage, chaque mot est encore un visage. Je submerge et je suis submergé, je ne suis qu’un visage emporté dans la foule des visages, et je m’en vais loin de moi, je me vois un instant, je vois un instant mon visage, le visage de mon visage, puis je disparais, et dans mon absence je reste un visage.

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