Journal du conteur

Chaque soir avant de dormir, l’homme ôtait son visage…

Chaque soir avant de dormir, l’homme ôtait son visage et le posait à côté de lui sur le sable, et la mer venait le laver, et le matin, l’homme retrouvait un visage neuf. Une nuit, la tempête fit tellement rage que le visage fut emporté par les flots. Au matin, l’homme ne trouva pas son visage, et fut terrorisé ; il se leva et courut vers la ville — mais dans les rues de la ville personne ne le voyait, car il n’avait pas de visage.

Désespéré, il retourna au bord de la mer, et voulut pleurer pour épancher sa tristesse ; mais, sans visage, il ne pouvait pas pleurer non plus, et il demeura, les pieds dans l’eau calmée, le cœur gros.

Des années passèrent, et l’homme était le plus malheureux des hommes.

Un jour, il retrouva son visage, rejeté sur le rivage par une autre gigantesque tempête. Son visage avait terriblement vieilli ; ces années passées dans l’eau salée l’avaient irrémédiablement et gravement corrodé. Ce visage était à peine encore humain. Pourtant l’homme le remit avec bonheur, et put se contempler dans les flots. Il retourna, pour confirmation, à la ville voisine, les passants le virent, et eurent peur de lui, mais l’homme se réjouit tout de même, il avait un visage !

D’autres années passèrent, à cause de son visage défiguré l’homme vivait seul, toujours au bord de l’eau. Il ne quittait plus jamais son visage, qui lui était trop précieux désormais qu’il connaissait le prix de sa perte, même momentanée.

Un jour que l’homme creusait le sable à la recherche d’un mollusque à manger, il découvrit un visage enfoui, visiblement depuis de nombreuses années. En une illumination l’homme reconnut son visage, celui qu’il avait perdu le jour de la tempête, et qu’il avait cru emporté par les eaux : alors — il le découvrait — qu’il avait en fait été enterré. L’homme retira le visage qu’il portait et les compara, et constata qu’aucune erreur n’était possible : le visage enterré était bien le vieux sien, remarquablement conservé ; quant à l’autre, il ne savait pas ce qu’il était, à qui il appartenait ; il l’avait porté des années durant, ce n’était pas le sien, et il ne s’en était pas aperçu.

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