Ayant longtemps cheminé, le voyageur…
Ayant longtemps cheminé, le voyageur s’arrêta à l’ombre d’un arbre, s’adossa à son tronc large, mangea le quignon de pain qui était toute sa provision, puis, rassasié pourtant de ce dîner d’ascète ou d’ermite, s’endormit serein. Il fit un rêve : moi qui n’étais pas né, j’y demandais à mon maître le secret de la vérité. Mon maître méditait un long moment, puis m’avouait qu’il avait oublié ma question. Retenant, mais difficilement, le mauvais réflexe de le juger mal, je m’apprêtai à la lui répéter, quand une idée m’arrêta, l’idée que la réponse était peut-être cet oubli même. Je ne dis rien et mon maître non plus, nous ne reparlâmes que des années plus tard, quand je fus devant lui plus et moins qu’un rêve : un disciple de 13 ans. Je n’osai jamais aborder ce sujet ; j’attendis, plein d’espoir, qu’il le fasse, mais il ne le fit pas, et maintenant qu’il est mort je ne saurai jamais si, dans ma prescience, j’eus raison de me taire. Devenu maître à mon tour, quand je ne l’élude pas j’enseigne, moins par conviction que par incompétence, l’oubli de la question de la vérité. Mais, secrètement, cet oubli je suis loin de l’oublier : il me hante, me ronge.