Journal du conteur

Soudain j’entends pouffer…

Soudain j’entends pouffer derrière moi. Je me retourne et croise un joyeux regard fixé sur moi, juste au-dessus de lèvres étirées en un sourire ironique si fugace que je peux croire l’avoir inventé plus que deviné. Je prends une rue adjacente — c’est mon chemin quotidien — et avance de mon pas habituel. C’est jour de marché, je m’engage au milieu des étals et m’arrête un instant devant des fruits. Je m’apprête à demander une banane et une pomme mais le regard et le sourire du vendeur arrêtent mes mots dans ma gorge. Je m’éloigne comme si je n’avais rien remarqué. Sur un autre étalage, des fraises m’attirent et je les demande, mais la vendeuse ne semble pas croire que je veuille vraiment lui acheter des fraises, elle passe au client suivant en réprimant une réponse sans doute insolente à ce qu’elle croit apparemment une blague de ma part. Je commence à m’inquiéter. Qu’ont-ils tous aujourd’hui à se moquer de moi ? Je sors du marché là où commence la longue descente sur les pavés glissants. Je marche prudemment, à petits pas, comme d’habitude. J’ai à peine fait quelques mètres qu’un rire éclate dans mon dos. Je me retourne en sursaut, et vois un homme plié en deux, le visage vers le sol mais un bras tendu dans ma direction, je croise alors le regard de son compagnon, à qui l’indication du bras est destinée. Ses lèvres tremblent un instant tandis que les commissures de ses yeux se plissent, puis il abandonne la lutte contre lui-même et éclate de rire à son tour — le premier compagnon ne s’est pas arrêté, il a relevé la tête un instant, m’a regardé et est reparti de plus belle. Je me retourne et me retiens d’accélérer, au contraire je ralentis mon pas et tente d’avancer d’une manière que je crois digne, mais à chaque devanture, à chaque croisement, les rires éclatent dans mon dos. Tous ils durent encore, les derniers renforçant les premiers. Tous les rires se fondent en un bruit assourdissant, entre le hululement et le hurlement, qui me poursuit. Arrivé en bas de la rue je n’en peux plus et me mets à courir. Je me trompe de rue et me retrouve sur le boulevard, à contresens de la plupart des travailleurs. Des doigts se tendent vers moi, face à moi cette fois. Je les ignore au moins en ne ralentissant pas ma course. J’arrive au travail hors d’haleine ; il me semble, d’après le bruit qui assourdit celui de la circulation, que la ville entière est en train de rire de moi. J’arrache ma cravate et déboutonne ma chemise à peine entré dans mon bureau. Après quelques minutes je passe sans bruit la tête par la porte et regarde ma secrétaire, que je viens d’entendre arriver. Je tape légèrement du doigt sur le chambranle et elle tourne vers moi son regard. Non, elle ne semble pas se retenir de rire. J’ai quitté ma veste, je vais aux toilettes. Avant de me laver le visage, je le regarde attentivement dans la glace, sans rien y trouver de particulier : mon vieux visage des matins. Mes chaussures ne sont pas sales, ni mon pantalon. Ma veste, je l’ai observée dans mon bureau, sans y trouver la moindre tâche, le moindre pli. Mes cheveux sont aussi platement coiffés qu’habituellement. Qu’avaient-ils donc tous ? Ce jour-là j’annule tous mes rendez-vous et reste enfermé dans mon bureau, je donne congé à la secrétaire. J’attends tard le soir pour rentrer, que les rues soient désertes. Je croise quand même quelques attardés, quelques noctambules qui ne sont pas trop saouls pour ne pas ricaner à mon passage. Je m’enferme chez moi, je passe la nuit au lit sans dormir, à tourner dans les labyrinthes de l’insomnie. À la première heure je me présente chez le boulanger. La boutique est ouverte mais le guichet désert. J’appelle et le boulanger arrive, surpris de me voir là si tôt, mais nullement hilare. Je trouve une quelconque excuse et prends très doucement le chemin du bureau en mangeant mes croissants, et je m’arrête devant chaque vitrine qu’on soulève pour guetter la réaction du vendeur, toujours la même pourtant, la plus banale. La journée s’écoule normalement, et plus jamais depuis je n’ai subi de nouveau les incompréhensibles rires de toute la ville. Mais tous les regards me sont devenus des pièges, toujours prêts à se refermer sur moi : dans l’attente du retour inopiné de l’absurde hilarité collective à mes dépens, je n’ai plus de paix.

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