Journal du conteur

Combien s’en sont aperçus ?…

Combien s’en sont aperçus ? Il faut bien connaître le ciel, avoir passé des nuits et des nuits à observer les étoiles — qu’on voit de nouveau très bien, dont la présence est de nouveau prégnante, la position de nouveau utile à connaître —, et des jours entiers à compulser d’anciennes cartes spatiales et des volumes hâtivement imprimés de documentation technique… Il fallait tout cela pour s’en apercevoir, et combien sommes-nous à posséder ces connaissances et cet intérêt (qui peut passer pour scientifique, mais est, peut-être, secrètement puéril : attirance pour ces petits points brillants…), et le loisir de les cultiver ? Quelques dizaines, quelques centaines tout au plus.

Que s’est-il passé ? Un point lumineux s’est éteint, une étoile a cessé de briller. Une parmi les innombrables dites-vous… peut-être une supernova (pour ceux qui savent encore ce que c’est)… Non : il s’agissait du dernier satellite, du dernier artefact humain visible en orbite autour de la Terre. Hier soir encore je l’ai repéré dans sa course habituelle, pseudo-astre brillant ; ce soir je ne le vois plus ; là où il devrait scintiller, je ne vois que le noir de l’espace. À un certain moment durant ces dernières vingt-quatre heures, la gravité a finalement triomphé et le satellite est tombé vers la Terre, dans la haute atmosphère de laquelle il a dû se désintégrer. Quelques débris calcinés, quelques poussières incandescentes ont dû tomber quelque part, probablement inaperçus et méconnaissables. Je regrette de n’avoir pas été là pour admirer l’étoile filante qui a dû résulter de son embrasement, et, surtout, pour rendre un dernier hommage à l’ultime vestige de la prétendue conquête spatiale, cette illusion glorieuse, dangereuse, coûteuse, orgueilleuse, présomptueuse. De conquête il n’y aura pas eu. Seuls demeurent, en orbite, un voile de déchets infimes, invisibles, dont le nombre et la position sont inconnus, que nous n’avons plus les moyens de localiser, encore moins d’étudier, mais qui ne constituent plus la moindre menace pour nous qui avons dû renoncer à l’exploration physique de l’espace, bien trop coûteuse en énergie, bien trop vorace en ressources minérales et intellectuelles rares, celles-là peut-être encore plus que celles-ci désormais ; et plus loin, quelques épaves, incongrues et obscènes d’être immobiles, inutiles et intactes pour des millions d’années à la surface du désert lunaire ; et plus loin encore, quelques sondes éparpillées dans ce bras de la Voie Lactée, lesquelles seront peut-être les dernières preuves de notre existence. En cela plus qu’en tout le reste uniques parmi la faune terrestre, nous laissons, nous laisserons après nous, pour vestiges les plus durables, des déchets. Déjà produits, déjà hors d’atteinte, impossibles à recycler. Adieu, chimères spatiales. Rebonjour, Terre unique et mortelle, notre berceau, qui seras notre tombeau.

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