Journal du conteur

Comme ils ne quittaient pas le soleil des yeux…

Comme ils ne quittaient pas le soleil des yeux, ils ne se rendaient pas compte qu’ils marchaient dans la boue. Longue et lente file d’anonymes embourbés aux mentons levés, qui circulait autour du monde sans en avoir conscience, qu’on allait voir, depuis les villages, comme un troupeau d’animaux migrateurs, dont les passages mesuraient le temps. À force de suivre en boucle le même chemin de hasard au fil des générations, ils l’avaient creusé, et la boue s’y était installée, de plus en plus épaisse et haute. Les premiers en avaient déjà jusqu’à la taille, et tous devaient lever haut leurs genoux pesants, mais ils n’y prêtaient pas attention : leurs regards fixés sur le soleil et brouillés par le ruissellement continuel de leurs larmes ne descendaient pas jusque-là, au plus bas de son champ de vision chacun ne voyait que le sommet du crâne de son prédécesseur immédiat. Depuis les berges, des femmes leur tendaient des mains secourables, des branches, qu’ils n’apercevaient pas.

Jusqu’au jour où le chemin fut tant creusé, où la boue y eut tant monté qu’elle submergea les premiers de la file. Beaucoup furent ainsi sauvés mais certains prirent peur, ne parvinrent pas à se laisser engloutir et sauver et se débattirent, et leur panique, leur débâcle gagna de proche en proche toute la file immense. Chacun dès lors s’efforça de s’enfuir en escaladant les berges, qu’il voyait pour la première fois. On s’arrachait les quelques branches et les rares poignées d’herbes émergeant des flancs visqueux des berges, on poussait, on appuyait frénétiquement sur ses devanciers pour grimper plus vite, on écrasait les corps qui avaient glissé dans la boue. Dans ce chaos — où ils entraînèrent beaucoup des malheureuses qui essayaient de les hisser —, ils se piétinèrent et s’engloutirent presque tous.

Comme si la nuit était tombée en plein jour, ils avaient brusquement cessé d’être obsédés par le soleil. Alors une boue grasse, épaisse, recouvrit les terres émergées, remplaça les mers, enveloppa la terre entière.

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