Journal du conteur

Dans la catastrophe, il avait perdu son nom…

Dans la catastrophe, il avait perdu son nom. Comme il n’y avait plus personne pour l’appeler, il ne s’en aperçut pas tout de suite. Un jour il rencontra un autre survivant, lui aussi nomade, qui lui demanda son nom : impossible de s’en souvenir. Il ne s’en inquiéta guère : à deux, les pronoms suffisaient. Les difficultés commencèrent quand ils rencontrèrent une mère et son jeune fils, errants. Les trois autres avaient encore leur nom et décidèrent de le baptiser, mais que choisir ? Ils en discutèrent pendant des heures, en vain : aucune proposition ne lui agréait. Chaque nom lui semblait trop particulier ; dans chaque son, il entendait un état d’âme, une qualité, qu’il ne se reconnaissait pas. Il s’attendait à ce que le seul nom dont l’évidence le frapperait soit celui qu’il avait oublié, mais au bout de plusieurs centaines de propositions il n’avait pas été frappé, et il en vint à se demander s’il n’avait pas rencontré son nom en l’ayant pris pour celui d’un étranger. Les autres s’efforçaient de lui représenter la commodité de la nomination : qu’il prenne donc un nom, n’importe lequel, ainsi ils pourraient l’appeler. N’était-il pas lassé de s’entendre héler « Truc ! » ou « Machin ! » ? Mais il n’en était pas lassé. Devant ses réticences, ils cessèrent d’insister et le laissèrent, du moins provisoirement, sans nom ; entre eux, quand ils parlaient de lui, ils l’appelaient « l’autre » : et lui voulait, confusément, le rester.

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