Journal du conteur

Deux laisses

Chaque homme tient une laisse dans sa main : la laisse d’un autre homme, attachée au cou d’un inconnu. Délivrés de la royauté — le roi tenait toutes les laisses — les hommes erraient par le monde, chacun à la recherche d’un maître, d’un sauveur à qui confier la poignée de sa laisse. Mais les hommes ne trouvaient pas de maîtres ou sauveurs, ils ne trouvaient que d’autres hommes pareillement en quête. Ainsi par nécessité, peut-être par instinct, en tout cas sans l’avoir décidé, ils en sont venus à échanger leurs laisses : tu prends ma poignée, je prends la tienne, et nous nous surveillons l’un l’autre à la fois comme des ennemis potentiels et comme un père son fils. Au cours du temps, les laisses se sont allongées, et avec l’inévitable entremêlement des laisses et les premiers nœuds inextricables est née la société nouvelle, où plus personne ne sait qui il tient ni qui le tient. Où chacun tient tout le monde, tire sur tout le monde, est responsable de tout le monde — mais indirectement, ce qui atténue une responsabilité sinon inassumable et la rend minime ; d’ailleurs si tout le monde aujourd’hui lâchait sa laisse, l’enchevêtrement des laisses et les innombrables nœuds nous tiendraient quand même ensemble, assez longtemps pour qu’une solution soit trouvée : c’est ce qui fait la cohésion de notre société — dont le degré dépend de la force avec laquelle chacun tire dans un sens ou dans l’autre : quand on se sent seul, quand on ne sait plus que faire de sa liberté, quand on a peur, on tire sur sa laisse, dans l’espoir qu’une immense réaction en chaîne ait lieu qui produira un resserrement général des liens. Quand au contraire on souffre de promiscuité, on tire sur son cou, dans l’espoir inverse. La difficulté est de trouver le juste dosage entre trop tirer et pas assez ; et toute notre histoire n’est que l’histoire de ce dosage de la tension des laisses. Ceux qui à un moment donné ne sont pas satisfaits de ce dosage — nécessairement une minorité — en viennent souvent, par une réaction absurde mais naturelle, à vouloir savoir qui sont les responsables directs de leur malheur. Celui qui voudrait découvrir ces inconnus devrait passer des années à remonter sa laisse dans un sens ou dans l’autre, et démêler ses nœuds… Il m’y a fallu dix ans, mais j’y suis parvenu : j’ai tiré, tiré sur ma laisse et je l’ai tendue pour pouvoir la suivre, j’ai traversé un à un, patiemment, tous ses nœuds, et finalement je suis arrivé à celui qui me tenait en laisse : et j’ai découvert que c’était moi.

Je suis revenu à l’origine, en deçà de la société. Si nous ne sommes que deux dans ce cas, ou beaucoup plus, voire tous ensemble, je ne le sais pas et ne veux pas le savoir : je ne veux plus qu’une chose : rentrer dans la société. Car hors d’elle, à sa marge dont je ne peux pas m’éloigner, je n’arrive pas à vivre : je dois me tenir en laisse tout seul — mais c’est toujours au moment où je devrais tenir le plus fermement que je n’en ai pas la force. Je tire, c’est vrai, je tire du plus fort que je peux, mais alors il ne me reste plus ni force ni courage pour faire autre chose : je ne me tiens pas en laisse : je me tiens à ma laisse. Je m’y accroche comme si j’allais tomber, dans l’attente — je n’ai que ce seul espoir — de trouver l’autre, celui, un au moins, qui nécessairement comme moi tient sa propre laisse. Mais s’il ne le sait pas lui-même, s’il ne l’a pas découvert et s’il ne le signale pas, comme je le fais, en portant son immense laisse enroulée autour de son corps comme un cocon — stigmate infamant —, s’il ne me cherche pas lui-même pour que nous échangions nos laisses et puissions réintégrer ensemble la société et nous y perdre (car l’anonymat est nécessaire à sa cohésion — comme je le comprends bien maintenant), je n’ai aucune chance de le trouver. Espoir infime ; c’est pourquoi désormais j’erre autour du monde, la poignée de ma laisse à l’envers dans ma main, tendue vers quiconque aura la bienveillance ou le civisme de vouloir s’en saisir. Et quand je suis las de tirer en vain sur ma laisse comme d’errer en vain à la recherche du sauveur quelconque qui ferait de moi de nouveau l’égal de tous, je reste et m’assois où mes pas m’ont porté, et là je regarde les hommes tirer sans m’entraîner dans un sens ou dans l’autre : j’observe avec nostalgie les tensions qui ne me traversent plus.

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