Journal du conteur

Je tiens la société en laisse…

Je tiens la société en laisse et la société me tient en laisse, certes — mais trop lâchement. Ma laisse est bien trop longue, il y a trop de jeu : trop de choses que je voudrais ne pas faire me sont encore permises, et c’est pourquoi je dois me tenir moi-même en laisse, avec une seconde laisse, une courte laisse privée, la laisse du choix. Mais pour celle-ci aussi, hélas !, je cherche un maître, et qu’il soit sévère et ne me laisse jamais la liberté de déchoir : pendant dix ans j’ai voulu la donner à quelques-uns de mes aînés — heureusement aucun n’a voulu l’accepter ; j’ai cherché un ami, un amour à cet effet, en vain ; enfin j’ai trouvé : c’est le vieux bonhomme sur mon épaule, celui qui m’observe sans rien dire d’un regard courroucé et qui disparaît quand j’essaye de le voir, qui me tient en laisse — mais il est tellement petit et sans force ailleurs que dans le regard, qu’il me suffit d’un tout petit coup pour me dégager et faire ce que je veux — du moins jusqu’à ce que vite je revienne, penaud, les yeux baissés, la poignée de ma laisse tendue vers sa main ouverte.

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