Journal du conteur

Les traces

La trace étaie en quelque sorte la terre qui l’entoure, elle la solidifie. Sans l’empreinte du pas, le chemin serait une rivière de sable. C’est donc grâce aux traces que nous pouvons avancer, et c’est pourquoi nous les célébrons par nos chants. Mais les enfants les plus curieux ne veulent plus chanter, ils veulent comprendre. Ils nous posent trois questions sur les traces. Aux deux premières nous répondons ainsi :

D’où viennent les traces de pas ? Tu suis les traces à l’envers, pour retrouver leur origine. Plus les traces semblent vieilles, plus tu crois t’approcher. Mais les traces disparaissent tout à coup, et te laissent seul en plein nulle part. Du moins est-ce ton expérience, mais elle est illusoire : car la trace survit à l’érosion du paysage. Bien sûr on ne peut plus la voir, disparus les volumes concrets qui moulaient son volume vide ; mais elle demeure, au même point du monde, identique. Parfois, quand le pied vivant, par hasard vient combler la trace vide du pied, il arrive encore qu’on la sente, comme un chausson, ou comme un étau.

Qui a laissé les traces ? — Et qu’as-tu fait d’autre, ta vie durant, marchant et suivant des traces — que laisser toi aussi des traces ?

Quant à la dernière question, chacun de nous y répond à son heure :

Où mènent les traces de pas ? Pour le savoir il faut les suivre. C’est ce que nous faisions ; et nous aurions dû savoir, au moins deviner, qu’elles menaient, qu’elles ne pouvaient que mener à ce mur contre lequel sont adossés des milliers de cadavres et des milliers de squelettes, nos prédécesseurs, que nous allons, maintenant vieux et malades, imiter.

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