Journal du conteur

Sur mes épaules

Comme tout un chacun je porte le monde sur mes épaules, mais je n’en ai conscience qu’en de rares et brefs instants, durant lesquels je ploie et crois mourir, jusqu’à ce que je me rende compte que si je m’accroupis, je ne sens plus le monde sur mes épaules : les autres continuent de le porter, ils sont debout, nous sommes tellement nombreux que ma défection est inaperçue. Je distingue, de loin en loin parmi les jambes, quelques hommes eux aussi accroupis, mais la très grande majorité est debout. C’est donc ainsi que nous nous reposons, tour à tour. Je regarde le monde, et au bout de quelques minutes je distingue une légère bosse qui pointe vers moi. Très lentement, elle grossit : c’est le monde qui, en ce point précis, manque d’un appui, et menace de se déchirer. Le repos est alors fini, je me relève et reprends ma charge. Je la sens à peine ; c’est pourquoi, quelques instants plus tard, j’aurai oublié le monde. On s’attendrait plutôt à ce que rien ne soit plus lourd et insupportable que le monde, mais le fait que nous existions, perdurions, prouve que non. Le monde est donc léger, puisque nous ne sommes pas des colosses. Sur mes épaules, il y a même encore de la place.

49