Journal du conteur

Faire du feu

Hier j’ai appris à faire du feu. Théoriquement. J’ai essayé pendant peut-être une heure, tentant très maladroitement de faire tourner mon premier bâton sur mon second… Déjà il nous avait fallu plusieurs heures de préparation : trouver du bois sec, rassembler assez de brindilles et de branches. À dessein, l’endroit n’y était que modérément propice, et nous avons dû marcher longtemps. Nous aurions mis moins de temps si nous nous étions séparés, mais nous avions trop peur : ici, il y a encore des ours et des loups, et c’est l’été. Je n’ai été ni le premier ni le dernier à essayer en vain. Heureusement l’un de nous a réussi, un travailleur manuel, très adroit. Nous en avons évidemment fait, pour cette semaine, notre chef — lui que nous aurions peut-être dédaigné, chez nous en ville ! Le feu nous a permis de dormir — un petit peu, naturellement à tour de rôle sans pourtant que nous ayons mis en place de tours de garde : le feu est censé tenir à distance les animaux, cela nous le savons encore. Bon : voilà l’instinct qui revient. Il nous en reste donc un peu. Bien moins qu’il n’en faudrait pour survivre, sans doute, dans mon cas du moins. Robinson était moins démuni que nous. Mais nous avons le nombre, et un chef apparemment solide. Le feu nous a donc permis de dormir, mais il ne nous a pas nourri. Ce matin il a fallu, ventres gargouillant de faim, fatigue dans les jambes et nausée dans les cœurs, il nous a fallu trouver à manger. Nous avancions doucement dans la forêt, attentifs aux couleurs, aux mouvements. Au bord d’une clairière nous avons trouvé des mûres. La faim m’a aidé plus que la raison à surmonter ma peur des insectes et j’ai aidé les autres à les ramasser : quelques poignées de mûres en tout, moins d’une par personne. À peine de quoi pouvoir continuer à chercher un vrai repas. Maintenant c’est la pause, nous nous sommes épuisés à courir après ce lapin qui lui non plus n’aurait rassasié personne. Notre manœuvre d’encerclement, non concertée, n’était pas stupide, mais elle n’a pas suffi. Car presque aucun d’entre nous n’a osé se jeter sur le lapin, n’a risqué de se tordre une cheville, de s’écorcher. Les ronces des mûres nous ont rappelé la douleur physique ; et l’impatience, la faim ne nous ont pas encore rendus prêts à tout. Le pourraient-elles ? Auraient-elles le temps de faire remonter jusque dans nos yeux l’acuité (combien d’entre nous, en plus de moi, ont des lunettes ?), l’attention constante, jusque dans nos jambes et nos doigts les réflexes, l’adresse, la vitesse, jusque dans nos cœurs la détermination, la colère lucide et concentrée du coûte que coûte ? Telle est la question. Mais la fin des vacances est proche, et je doute que d’ici là une quelconque réponse soit apportée. Tout au plus, à mon avis, la majorité d’entre nous sera-t-elle heureuse de se voir le corps un peu plus mince, un peu plus musclé.

Alerté par un bruit, je regarde précipitamment autour de moi. Je vois notre guide, avec ses jumelles, son téléphone, sa boîte de médicaments, sa boussole. Assis à l’écart, son casse-croûte à la main, il nous observe — tristement. Il la devine, lui, la réponse, me dis-je.

50