Journal du conteur

Devant ma vie je me dédouble…

Devant ma vie je me dédouble, et je me bats contre moi-même. Ma vie est l’enjeu de ce duel : l’autre m’empêche d’y accéder. Il suffirait pourtant que le gardien de ma vie — ce demi-gardien — se retourne, pour que le combat cesse : il tomberait à genoux, il déposerait les armes et se rendrait, et soumis il embrasserait la vie. Mais c’est précisément pour ne pas se retourner qu’il se bat, pour ne pas avoir à se retourner, car il sait, puisque je le sais, ce qui l’attendrait dans ce cas.

Ce combat, je ne peux pas le remporter, car je le livre à peine : je retiens mes coups. La plupart du temps, je me tiens à distance de mon adversaire, et je regarde, au-dessus de sa tête, notre vie : sur son piédestal, elle se tient immobile, impassible, les yeux fixés au loin. Je finis par m’asseoir, et l’autre s’assoit lui aussi, juste sous la vie, adossé au piédestal. Là, j’attends de trouver le courage de me battre. Mais ce courage est dur à trouver, car l’autre est pitoyable dans l’énergie qu’il déploie pour rester constamment dos à cette vie qui est aussi, il le sait parfaitement, la sienne. Il me faut beaucoup de temps pour que l’impatience et le dégoût me révoltent au point de me pousser à le frapper. Et à l’instant où, enfin, j’ai trouvé le courage de me battre, je constate que l’autre a disparu : ma vie est offerte. Je m’en empare, mais jusqu’à maintenant je n’ai jamais réussi à la garder : l’autre finit toujours par revenir s’interposer entre moi et ma vie. L’attente alors recommence, tandis que notre vie, toujours impassible sur son piédestal, les yeux toujours fixés sur le lointain, peu à peu rapetisse, amenuisant à chaque fois l’enjeu du prochain combat.

162