Journal du conteur

Je me traîne vers ma vie…

Je me traîne vers ma vie, aussi lentement que je peux, en zigzag, honteux, j’avance de côté, les yeux détournés ou cachés derrière ma main, la regardant seulement du coin de l’œil, entre mes doigts à peine écartés. Mais j’ai beau prendre les chemins les plus sinueux, les détours les plus longs, je finis quand même par arriver à sa portée. Je rejoins là les autres et m’insère dans leur ronde. Je leur donne les mains, pour ne pas pouvoir toucher ma vie, et comme eux je tourne autour d’elle face contre terre pour ne pas la voir. De temps en temps, je lui jette un regard à la dérobée, le cœur battant, pour vérifier qu’elle est toujours là, sur son piédestal, qu’elle n’est pas partie, lassée d’attendre en vain. Et si la plupart du temps je l’aperçois qui m’observe avec sévérité, voire courroux, quelquefois il me semble la voir m’adresser un clin d’œil, qui me fait sursauter. Suis-je donc démasqué ? Mais l’instant d’après elle a déjà repris son faciès austère et moi, à la fois soulagé et désespéré, je continue à suivre la ronde, mes mains attachées et agrippées aux autres mains.

J’observe, quand de loin en loin le cas se produit, celui de mes compagnons qui s’est arrêté de tourner et qui, les yeux fixement levés sur sa vie, s’arrache à la ronde et aux mains envieuses, en quelques pas rejoint sa vie, s’en empare, et, ainsi pourvu, fait demi-tour et fend la ronde figée un instant, puis s’éloigne sans un regard pour nous qui à haute voix injurions son dos tout en le suppliant secrètement de nous aider à l’imiter.

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