Fuite et combat
Il a peur, et il fuit. Au début, et pendant longtemps, il ne sait pas ce qu’il fuit, mais il a trop peur pour risquer le moindre coup d’œil en arrière : il fuit sans cesse, jusqu’au bout du désespoir, de l’épuisement, jusqu’au dégoût, alors seulement il peut trouver le courage exaspéré ou résigné de s’arrêter, de se retourner pour affronter son poursuivant : mais nul ne se montre. Ou bien cet ennemi invisible est-il toujours dans son dos, sur son épaule, fixé à lui comme un satellite ? En tout cas, cette absence apparente ne l’apaise pas : bientôt la peur le ressaisit, et il se remet à fuir, toujours sans savoir quoi ni pourquoi. Il fuit ainsi plusieurs années, entre de courtes pauses inquiètes, jusqu’au jour où, se rendant à l’évidence, il découvre enfin son ennemi. Jusqu’alors il n’avait pas eu besoin de livrer combat : il lui suffisait de s’y résoudre et de se retourner pour remporter, par défaut, contre le vide une victoire plus frustrante qu’une défaite ; mais maintenant qu’il a trouvé son adversaire, le combat a bien lieu : c’est contre lui-même qu’il le livre, depuis qu’il a découvert que seule sa peur d’abord, puis, s’il la fuit trop longtemps, sa propre fuite le poursuivent. Désormais s’il arrête de fuir, c’est qu’en lui le combat contre elles est remporté, et qu’il s’est unifié : alors il fait demi-tour et rentre chez lui, pour quelques jours de répit dans l’unanimité avant que, fendu en deux, arraché à lui-même, écartelé, il tombe, une fois de plus et peut-être pour longtemps — mais pourquoi, cela il ne le sait toujours pas —, dans le cercle vicieux de la fuite de la fuite.