Journal du conteur

Il avait remboursé sa dette…

Il avait remboursé sa dette. Il demanda à consulter son casier judiciaire, sachant que le délai de prescription venait de s’achever. L’employé le sortit, et s’aperçut que (sans doute par négligence) la faute n’avait pas encore été effacée. Désappointé devant l’homme, il l’effaça sous ses yeux, et tendit à l’homme une copie du casier, vierge, avec seulement une ligne un peu humide, à l’endroit de l’effacement. L’homme regarda la feuille émerveillé par sa blancheur virginale ; elle était vide. Il la leva dans le soleil et regarda à travers : rien en filigrane non plus. Il était véritablement rénové, toute preuve était effacée, personne ne pourrait plus jamais lui reprocher une erreur de jeunesse pour laquelle il avait payé. Il demanda s’il pouvait garder cette feuille. « Elle est pour vous », répondit l’employé d’un ton neutre : il en avait vu d’autres. L’homme la regarda encore un peu, puis la plia soigneusement, l’empocha et partit en remerciant le fonctionnaire. Il n’y a pas foule ici se dit-il en sortant, les gens ne se pressent pas au bureau de l’innocence rendue et recouvrée ! Pourquoi ? Sont-ils indifférents à l’innocence ? Ou bien sont-ils restés innocents ? Ou encore se sentent-ils coupables ? Mais qu’importe d’être coupable, quand les hommes peuvent vous remettre un certificat d’innocence ! Il marchait dans les rues ensoleillées, son visage, son sourire rayonnant d’insouciance, de confiance. Dès qu’un nuage ou qu’une ombre passait, qu’un mendiant lui demandait l’aumône du regard ou qu’un passant le bousculait, il se consolait en pensant à la feuille vierge pliée dans sa poche. Innocent, innocent ! Il n’avait que ce mot-là en tête. Puis soudain une question émergea en lui : cette innocence, que vais-je en faire ? Que font les innocents de leur innocence — s’ils en font quoi que ce soit ? Il se rendit compte qu’il ne lui suffisait pas d’être innocent, lui qui pendant longtemps avait été marqué comme coupable. Il lui fallait par surcroît profiter de son innocence. Il sentait bien ce qu’il y aurait eu d’obscène et de ridicule à la crier sur les toits ; il ne voulait pas s’en vanter — ç’aurait d’ailleurs été louche : seul celui qui connaît trop bien le prix de l’innocence pour en avoir été momentanément privé peut ainsi la clamer. Mais il ne voulait pas se contenter d’un talisman et d’un refuge, il ne voulait pas seulement vivre désormais innocent, il voulait vivre avec son innocence, comme un couple d’amoureux. Une sorte de spécialiste de l’innocence : voilà ce que je voudrais devenir, songea-t-il. Il lui restait à trouver comment exercer cette vocation soudaine. Pendant des années il chercha, il essaya beaucoup, de nombreuses manières, sans succès : toujours l’innocence n’était qu’un moyen, un outil ; il l’avait dans la main, la monnayait ; il aurait suffi d’une maladresse pour la laisser tomber. Jusqu’au jour où, se réveillant en sursaut d’une nuit sans rêve, il cria dans son lit : « Mon Dieu, protégez mon innocence, mais protégez-moi aussi de mon innocence ! » Il se rendormit et le jour même alla s’inscrire au chômage.

227