Journal du conteur

Me voilà, tout paysan que je suis…

Me voilà, tout paysan que je suis — que j’étais — jeté dans le vaste monde, loin de mes champs à regret quittés. Qui nourrira désormais le monde ? Qui me nourrira ? Moi habitué à pourvoir, devrai-je dorénavant être pourvu ? Oui, hélas ! j’irai quémander l’aumône de mon repas par les chemins qui disparaissent à l’horizon. Pourquoi cela ? Je ne le sais pas moi-même ! Ou plutôt, j’en sais la cause, mais pas la raison. Tout en marchant, j’ai bien le temps d’y réfléchir. Mais ce temps, je l’utilise plus volontiers à regarder. Ce faisant au moins je trouve une utilité et une efficacité immédiates à ma nouvelle vie : je vois ce dont j’avais seulement entendu parler ; j’associe des odeurs aux images, aux bruits, aux noms ; je sens dans mes jambes les chiffres abstraits des distances. Après tout je n’ai jamais été un homme de réflexion. J’ai cultivé, élevé, produit, vendu ; toujours dehors avec mes bêtes, mes employés, mes outils, dehors sous le soleil brûlant comme dans le vent glacial. Un homme de corps plus que d’esprit. Un homme des sens plus que de l’intelligence… Combien de soirs et de nuits ai-je passés à observer, à la lueur des étoiles, mes champs étendus sous mes fenêtres, taraudé par l’espoir d’une récolte miraculeuse et par la peur de la grêle, de la sécheresse, de l’inondation, des épidémies, des insectes… Combien de jours d’hiver au chaud derrière mes murs, à écouter le vent bruire dans les branches et les tiges… C’était là ma vie. À quoi aurais-je bien pu réfléchir ? Il y avait tant à faire ! Et quand il n’y avait plus rien à faire — trop rarement ! —, ou quand les conditions climatiques m’empêchaient de travailler — trop souvent ! —, je me laissais bercer par mes sensations, comme lézard au soleil, bercer jusqu’à l’engourdissement par les battements de mon cœur comme en ce moment même je me laisse bercer par la nostalgie et m’éloigne ainsi de la question que je ne devrais pourtant pas cesser de me poser. J’y reviens donc, arraché à la nostalgie, j’y reviens avec le courage renouvelé du devoir ! Je dois recommencer, me dis-je, et procéder avec méthode : partir du tout début. Quand le tiraillement s’est-il fait sentir ? Il y a quelques mois ; je ne peux être plus précis, car ç’a commencé trop doucement pour que j’y prête attention. D’abord ce n’a été qu’une gêne passagère, à peine consciente. Puis elle est devenue moins rare, et ses manifestations plus sensibles. Mais ce n’était encore presque rien, juste un picotement dans les jambes. Ce n’est qu’à partir du moment où les douleurs sont arrivées que j’ai commencé à m’inquiéter et à prendre au sérieux ce qui m’advenait. Les douleurs étaient rares encore, mais soudaines, inopinées, très violentes quoique brèves, comme des piqûres d’abeille. Une gêne pareille, j’aurais tout de même pu m’y habituer, et m’y habituant l’ignorer. Mais la fréquence des piqûres alla croissant. C’est à ce moment que je découvris le moyen de soulager la douleur toujours plus durable qu’elles me causaient : il me suffisait de marcher. Quelques pas autour de mon lit apaisaient toute souffrance, et tant que je marchais, les piqûres étaient comme tenues en respect. C’était le seul moyen ; le sommeil même ne les endormait pas : j’étais parfois réveillé en sursaut par l’une d’elles, sans lien pourtant avec mes rêves, habituellement peu agités et très rarement effrayants. Malgré ma fatigue, il fallait alors que je me lève. Faire le tour du lit bientôt ne suffit plus à me soulager, je me mis à arpenter les couloirs de ma maison, et même, si la nuit n’était pas trop froide (elles l’étaient de moins en moins, le printemps approchait), à vaquer dans ma cour. Quand j’avais assez marché, la fatigue me terrassait sur place, je m’endormais sur une vieille chaise cassée, adossé au tronc d’un arbre, et là comme je dormais ! Mais le travail des champs s’en ressentait, ma vie réglée avait volé en éclats. Je devais marcher de plus en plus longtemps chaque jour, et de plus en plus loin ; j’avais bien essayé de courir comme d’aller et venir dans ma cour : il n’y suffisait plus. Plusieurs fois le harassement me surprit en pleine forêt, et je n’eus que la force de me hisser sur une branche et de m’y encorder avant de sombrer dans le meilleur des sommeils quoique le plus dur à gagner ! Je passais ainsi de moins en moins de temps dans ma ferme. Depuis quelque éminence ombragée je l’observais, abandonnée, trop las pour la rejoindre sachant que j’aurais à peine le temps d’en reprendre possession avant que les douleurs ne m’en chassent de nouveau. Je me mis à en faire le tour, à bonne distance. Mais au bout de quelques semaines même cette vie-là ne me préserva plus de mes douleurs, et repoussé toujours plus loin de chez moi je finis par perdre de vue ma ferme. Combien d’atermoiements encore ne vécus-je avant de lui tourner le dos ! Combien de pleurs avant de me décider — non : me résigner — à marcher toujours plus avant ! Pour un temps la douleur de partir fut la plus forte, et sans revenir je cessai du moins de m’éloigner. J’établis un campement de fortune sur une petite hauteur d’où je pouvais deviner, déjà presque à l’horizon, l’orée de mes champs. La nostalgie, l’épuisement, la peur, les larmes obnubilaient mes sens et les douleurs de mes jambes passaient inaperçues. Mais à mesure que je reprenais des forces, que mes larmes devenaient plus rares, je redevins sensible à ces douleurs, et le jour arriva où je dus finir par dire adieu à mes terres. Je m’éloignai droit devant. Deux heures plus tard, un dernier coup d’œil en arrière m’apprit qu’elles étaient passées derrière l’horizon. Je n’avais désormais plus de point de repère.

Cette histoire, je me la suis répétée des centaines de fois depuis mon départ, cherchant dans ma mémoire un détail que j’aurais oublié, qui expliquerait tout, mais je n’ai jamais rien trouvé. Il m’est arrivé parfois, au moment le plus intense de la crise de douleurs, de m’arrêter, de m’asseoir, et, pleurant et serrant les dents, de coller l’oreille à l’une de mes jambes et d’écouter. Que n’entendais-je pas alors ! C’étaient des bruits qu’on n’entend habituellement que dans le ventre en pleine digestion d’un congénère, quand on y a posé la tête pour se la faire masser. Mais au milieu de tous ces bouillonnements, crépitements et grondements, aucune voix ne se faisait entendre, ni fluette ni hurlante, aucun chuchotement ni susurrement : j’étais seul dans mes douleurs.

Que m’apprend donc l’origine de ma fuite ? Rien ! J’ai souffert et j’ai suivi le chemin qui minimisait mes souffrances ! Ce sont elles qui dictent aujourd’hui encore mes pas. D’où viennent-elles, je n’en ai pas la moindre idée, pas plus que les médecins que j’ai consultés, dont bon nombre ont même douté de leur existence, me prenant pour un fou. Si seulement ils les avaient senties ! Ils ne me traiteraient plus alors de fou, ils suivraient mes pas au contraire. Puisque je n’ai rien trouvé dans l’origine de mes souffrances, c’est vers leur but que se tourne mon imagination : où m’entraînent-elles ? Là-bas se trouve sûrement la clé du mystère ! Mais si elles allaient au hasard ? Si elles étaient aveugles ? Dans cette voie-là aussi, je m’égare. D’ailleurs j’ai tort, évidemment, de les séparer de moi : elles font partie de moi ; que je doive passer par l’extérieur pour les connaître, que par l’intérieur je ne puisse que les ressentir, il n’y a rien là d’anormal ni de choquant. Et c’est justement parce que j’étais trop concentré sur elles, cherchant à les comprendre et plus seulement à les sentir, qu’il m’a fallu si longtemps pour me rendre compte, avec une surprise atterrée, qu’une fois je suis repassé par un endroit que j’avais déjà traversé. Voilà la preuve : si j’ai pu parcourir deux fois le même chemin, si au même endroit les douleurs ont pu me pousser dans deux directions différentes — puisque cette boucle je ne l’ai effectuée qu’une seule fois, il y a déjà suffisamment longtemps pour que j’en aie la certitude — c’est que mon chemin n’est pas déterminé, que les douleurs ne vont pas dans un sens défini, et par conséquent, très vraisemblablement, qu’elles ne vont pas quelque part — qu’elles vont nulle part, et que je ne fais qu’errer à leur suite. Quand j’y pense, le désespoir me terrasse ; me voilà livré au hasard comme un renard, mais aiguillonné non par la faim, non par son odorat, mais par des douleurs aux jambes ! Quelle absurdité ! C’est pourtant mon lot.

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