Journal du conteur

Il marche, seul, depuis plusieurs heures…

Il marche, seul, depuis plusieurs heures, sur le chemin désert et de plus en plus étroit, de moins en moins bien entretenu, quand il aperçoit le rocher, et juste après, le sentier montant qui y mène. Il l’emprunte. Là, la neige demeure, par plaques glissantes, au bord du ruisseau affleurant qu’il longe en essayant d’éviter de mouiller ses chaussures perméables. Ses semelles sont lisses, il grimpe difficilement, d’abord faute d’arbres aux branches desquels s’accrocher, ensuite, malgré les arbres présents, à cause de la pente très aiguë du versant qu’il lui faut escalader. Il glisse plusieurs fois, s’écorche les genoux et les paumes, salit de boue son manteau, sous lequel, malgré le froid plus intense dans la forêt densifiée, l’effort le fait suer. C’est presque en rampant qu’il atteint les abords du sommet, où il peut enfin se redresser. Le reste du chemin — c’est de nouveau un chemin —, il peut le faire debout. Il doit seulement faire attention à l’étroitesse de la crête à longer, au vide, au vertige, aux racines dénudées contre lesquelles il risque de trébucher. Il avance prudemment, et atteint sans encombre le rocher. C’est une saillie qui surplombe le chemin. Il n’est pas le premier à y venir, en témoignent les restes d’un feu, mais vieux de plusieurs semaines au moins. À cette époque, il est rare qu’on s’aventure encore jusque-là. Les ours n’hibernent pas encore, et cherchent à engraisser, tandis que les loups commencent à redescendre des sommets, que les bergers ont désertés. Il a moins froid, malgré le vent, car le soleil n’est plus caché par les arbres. Il sèche ses mains, ses genoux, ses pieds (ses précautions ont été vaines). Il ferme les yeux dans les rafales de plus en plus violentes du vent frais, chargé de gouttelettes d’eau. Les nuages sont noirs plus loin vers le haut, mais bloqués apparemment par les sommets ; il ne craint pas la pluie, et ces gouttes ne le dérangent pas, au contraire, il ferme les yeux, elles lui rappellent la mer, les embruns salés. Il lèche ses lèvres. Le relief supérieur du rocher lui permet de s’asseoir et de s’adosser confortablement face au paysage de pins serrés et de clairières de plus en plus étendues sur les sommets voisins, où il ne fait pas encore assez froid pour que la neige demeure. Il observe avec bonheur, mais c’est quand les fortes rafales pluvieuses le giflent et l’obligent à fermer les yeux qu’il se reconnaît le mieux. Rien, plus aucun regard ne le contient, ne le contraint, ne l’enferme en lui, il se dilate. Il crie du plus fort qu’il peut, sachant que nul ne l’entend. Le vent lui rentre son cri dans la gorge, il s’est à peine entendu. Il se penche, et aperçoit en contrebas le chemin ; il s’allonge et rampe jusqu’au bord du rocher. Le vertige lui donne mal au ventre, mais il se force à regarder ; il tremble et ne peut bouger que très lentement. Tentation de s’abandonner au vertige ; mais il ne voudrait pas qu’on croie qu’il est tombé. Il rampe vers l’arrière et reste allongé un moment contre la pierre froide et humide. S’il sent le froid sous lui, la chaleur du soleil dans son dos, c’est bien qu’il est encore vivant. Il claque des dents, se retourne, la vie explose dans sa tête, le soleil lui fait plisser les yeux. Il mesure combien il a déjà baissé. Il est temps de repartir, s’il veut être rentré avant la nuit.

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