Il observait frénétiquement les photogrammes…
Il observait frénétiquement les photogrammes. Il y en avait des milliers, dispersés sur toutes les surfaces de l’habitation ce jour-là. Je le dérangeais, c’était évident ; je n’osai même pas lui proposer de m’en aller, parce que mes paroles, plus encore que ma présence et mes quelques petites gestes silencieux, me semblaient lui être une torture. Je demeurai debout dans l’ombre de l’embrasure de la porte (j’avais pris soin de ne pas intercepter la lumière des lampes), et je l’écoutais. Je n’aurai pas l’orgueil de croire qu’il se serait tu si j’étais parti, d’ailleurs ses paroles ne constituaient même pas l’ébauche d’un dialogue avec lui-même ; je suppose que c’était sa manière d’habiter le silence résonnant de son habitat. Je n’aurai pas non plus l’hypocrisie de faire croire que je comprenais ce que je voyais et ce que j’entendais : je n’en avais même pas l’impression. C’est pourquoi, malgré ma fascination pour le grand homme, je me lassai peu à peu de son soliloque, et me disposais à parler pour prendre congé, quand, alors que j’avais déjà ouvert la bouche, il cria d’une voix qui me pétrifia « ne bougez pas ! ». Seule une larme coulant le long de ma joue, provoquée par mes cillements retenus, contrevint à cet ordre. Une larme sur sa joue lui répondit. Il m’observait avec une acuité désespérée, et je finis par fermer les yeux. Il s’exclama alors : « une larme ! Un mouvement de paupières ! je ne peux pas, je ne peux pas les photographier, les filmer… il faut isoler les photogrammes des gestes mêmes !… le temps vivant… » Et il prit les ciseaux qui étaient près de lui sur la table, et la contournant s’approcha de moi. J’essayai de lui faire entendre raison… il avançait toujours, et je m’enfuis. Je ne le revis plus jamais, on le trouva quelques semaines plus tard dans son appartement, étendu mort sur les photogrammes éparpillés, horriblement mutilé. Personne n’a jamais compris le lien entre les photogrammes et les mutilations. Mois si, bien sûr, et sa mort, les circonstances de sa mort, ne m’ont pas étonné. Si je n’en ai jamais parlé jusqu’à présent, c’est qu’avant l’invention récente de la machine à transcrire les pensées, il était quasiment impossible pour moi de le faire, sans mains, sans langue, sans oreilles.