Journal du conteur

Un soir, il y a de nombreuses années déjà…

Un soir, il y a de nombreuses années déjà, le cap venait de masquer le soleil, jetant tout l’archipel soudainement dans la nuit, quand un homme vint taper à la porte de chez moi. Comme j’étais sur la plage, la porte était ouverte, et, en tapant sur le bois, il eut tout le loisir de voir l’intérieur de ma maison d’alors (depuis longtemps détruite, une nuit d’ouragan). Aussi je fus intimidé, ayant enfin entendu les coups qui avaient dû redoubler et étant rentré voir qui venait me déranger à cette heure, de devoir parler à un étranger qui avait sur moi l’avantage d’avoir déjà eu accès à une certaine partie de mon intimité ; tout en le saluant, je pensai qu’il devait déjà, à la vue des bibliothèques énormes et chaotiques, des piles de livres instables à côté du lit défait, contrastant avec la nudité presque complète des murs, le caractère spartiate de l’installation et les restes d’un repas frugal, s’être formé une opinion sur moi ; et qu’il faudrait dorénavant que je déploie des efforts importants pour changer, ne serait-ce qu’atténuer cette opinion fondamentale, si je venais à en avoir le goût ou le besoin.

Je sortis de ces réflexions pour entendre l’homme répondre à mon salut. Il s’excusa de l’heure et du lieu, et se nomma. Je tairai encore son nom, bien que j’aie acquis récemment la certitude de sa mort (certitude que je ne crois pas étrangère à l’entreprise de cette narration) : il a je le sais laissé des descendants, et je ne voudrais pas que l’on fasse (c’est trop souvent le cas) retomber la faute de l’aïeul sur ses fils. Il m’expliqua qu’il venait soumettre une question qui enténébrait son âme aux lumières de mon savoir et de ma clairvoyance ; je me souviens encore qu’il fila telle quelle cette plate métaphore. Je lui dis qu’il était tard, qu’il avait peut-être faim, que j’étais fatigué et que j’avais l’habitude (je l’avais déjà depuis plusieurs années, et je n’en ai pas changé depuis) de consacrer les heures fraîches et calmes du soir à la musique. Je lui demandai s’il savait en jouer, mais il me répondit qu’à regret, ce n’était pas le cas. Je m’en voulus de mépriser ce regret et, sans vouloir m’en pardonner, je l’engageai à s’asseoir sur un fauteuil tandis que j’occuperais le lit ; je lui offris l’hospitalité, des légumes et du poisson crus, des fruits et un petit verre de rhum avec moi, destinés à nous rendre tous deux plus affables, lui intimidé plus encore que moi, moi rendu peu loquace par un érémitisme passablement concédé.

Une fois qu’il eut mangé, sans que nous ayons échangé plus de quelques mots anodins, il déclina l’offre d’un livre, arguant qu’il ne savait pas lire. Ayant déjà depuis longtemps immigré, je ne fus pas surpris de ce que, quelques années auparavant — mais à l’autre bout du monde — j’aurais considéré comme une hérésie. Il me demanda s’il pouvait fumer et je le priai poliment de n’en rien faire, mon asthme l’interdisant. Il se carra dans le fauteuil que je lui avais assigné et regarda le plafond quelques instants, puis sortit de son sac une pièce de bois et un couteau (je n’eus pas peur). Je lui souris pour l’encourager à ne pas se soucier des copeaux, et il commença à sculpter, sans faire de bruit. Je pris l’instrument de musique que je m’étais fabriqué et auquel je ne me suis jamais résolu à donner un nom, et, assis sur le bord du lit, les pieds au sol, je jouai les yeux fermés, savourant les infimes rafales de la brise sur mon visage noirci et sur mes doigts indociles. Je jouai mal ce soir-là, peut-être pas à cause de lui.

Je ne saurai jamais s’il aima ou non ce que je jouais, mais je crois que la musique le berça car il s’endormit assez vite, laissant le bois sculpté en évidence. Je réfrénai l’indiscrète curiosité qui me poussait à le regarder, jouai encore quelque temps, puis me couchai et moi aussi m’endormis rapidement.

Le lendemain matin, nous fûmes réveillés par le soleil soudain des aurores tropicales. Je l’invitai à boire du lait de coco avec moi, puis à venir pêcher dans mon bateau. Il accepta et nous partîmes, longeant la côté jusqu’à atteindre une anse poissonneuse, abritée du vent et du soleil. Ligne en main, il se montra habile. Peu de mots furent échangés. Une fois, il annonça l’imminence d’un ouragan. Je ne le regardai pas et parlai d’autre chose. Nous continuâmes notre pêche fructueuse et silencieuse jusqu’aux premières fortes rafales. Il dit tout de suite que nous ferions mieux de rentrer en vitesse, ce à quoi j’acquiesçai immédiatement. Durant le trajet du retour, entre deux rafales et deux vagues énormes, je lui demandai quelle était sa question : il me répondit que l’ouragan la posait pour lui. Nous abordâmes sains et saufs, amarrâmes le bateau (que je considérai perdu). Sur le chemin de l’habitat je fis une légère pause qu’il ne remarqua pas ; courant dans la tempête, je le rejoignis sur le seuil.

Réfugiés dans les murs, il me demanda, résigné à la destructrice omnipotence de l’ouragan, quelle était ma réponse ; je lui répondis que je l’avais dessinée sur le sable. Il tourna machinalement les yeux vers la plage balayée par d’énormes rafales, affronta mon regard un instant, puis s’assit dans le fauteuil et attendit, les yeux fermés ; il faisait sombre et je n’en jurerais pas, mais je crois ou veux croire qu’il pleurait.

Quand la tempête se fut calmée, à l’approche du lendemain soir, il partit, après m’avoir silencieusement aidé à remettre en état ce qui pouvait l’être et lointainement remercié et salué. Je le regardai s’éloigner vers le couchant, et son image disparut au centre du soleil rouge que le cap absorbait, je ne l’ai plus jamais revu depuis.

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