Journal du conteur

Il s’enfonce pour la première fois dans cette forêt…

Il s’enfonce pour la première fois dans cette forêt dont il ne connaît que depuis peu l’existence, et que faute de temps il avait seulement effleurée depuis son arrivée récente dans la région. Quelques semaines plus tôt, il faisait encore beau et chaud, mais l’hiver a déjà commencé, le vent est fort et froid, et ça ne fera qu’empirer jusqu’au printemps. C’est peut-être aujourd’hui sa dernière chance de voir cette année la forêt sans neige, et c’est pourquoi il a voulu y consacrer son jour de repos, malgré la fatigue accumulée. Il ne connaît encore personne pour l’accompagner, mais pour une première rencontre il préfère de toute façon être seul. Il regarde avidement, respire largement. Il est entré avec prudence, presque avec timidité, observant les feuilles trembler, la lumière scintiller ; maintenant que le chemin s’est élargi il marche vite, et sent l’entrain et bientôt l’allégresse gagner son humeur. Par moments il voit un lapin traverser en courant le chemin, encore loin devant lui. Des oiseaux s’envolent, il ne voit pas d’autres animaux. Il sait qu’il y a encore ici des ours et des loups, mais que les chances d’en rencontrer sont négligeables.

Il s’arrête pour se reposer et déjeuner des provisions qu’il a apportées. Il s’allonge un moment, et s’assoupit même brièvement, hypnotisé par le balancement lent des plus hautes branches sur fond de nuages filant. Réveillé, il se lève et se remet à marcher vite pour se réchauffer, car l’humus déjà frais l’a transi à travers ses vêtements trop perméables. Il passe ses mains sur les écorces des arbres, pour sentir le bois ; les écorces dures lui griffent les paumes, mais c’est une sensation agréable. Il a ramassé une branche cassée, et il s’en sert pour retourner de petits tas d’humus. Des insectes grouillent et détalent, qu’il abandonne.

Vers le milieu de l’après-midi, il fait demi-tour. Il n’a vu aucun être humain depuis son départ. Il veut essayer d’autres sentiers pour rentrer. Il se perd et comme le jour décline vite, les nuages stagnant soudainement devant le soleil, une légère angoisse lui fait accélérer le pas. Mais il finit par reconnaître qu’il est dans la bonne direction ; durant les quelques dernières centaines de mètres, il devine déjà la lisière connue de la forêt, et un grand bien-être le remplit. Rentré chez lui, il tente de trouver sur sa carte de la région — le premier objet qu’il ait acheté ici, juste en arrivant à la gare — le chemin qu’il a suivi dans la forêt. À son agréable surprise, il n’y arrive pas. La carte est-elle fausse ou incomplète ? Il lui faudra retourner dans la forêt pour le vérifier : un bon prétexte (il en a malheureusement souvent besoin).

Une semaine plus tard, carte en main cette fois, il retourne dans la forêt. Plusieurs fois cette semaine, pendant ses moments d’oisiveté, il s’est abandonné à la hâte de ce retour. Le soir, il a étudié la carte. Deux fois il est allé jusqu’au bord du village, où il a essayé de faire correspondre visuellement toponymes et collines boisées. De loin c’est difficile, la perspective brouille les distances, et il manque les repères des chemins.

Il s’enfonce de nouveau, par le même chemin qu’une semaine plus tôt, et pointe sur la carte les repères, entoure au crayon les étapes. Il finit par comprendre ce qu’il avait fait. Le chemin est bien sur la carte, mais il serpente tellement, est coupé de tant d’affluents et de voies transversales, qu’il n’est pas étonnant qu’il ne se soit pas souvenu de tous ses tours et détours.

Reconnaissance effectuée, il rentre plus tôt que l’autre fois, et passe la soirée à préparer, sur la carte, son expédition de la semaine prochaine. Pour les vacances, il prévoit de s’attaquer à la grande ville voisine, rue par rue. Bien plus tard, quand il en aura fini avec la région entière, il sera de nouveau temps pour lui de déménager.

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