Journal du conteur

Il y a très longtemps, mon maître…

Il y a très longtemps, mon maître parla ainsi :

« J’évoque mon maître, qui souvent m’évoqua le sien. Disciples : écoutez-moi !

Il ne répondait pas quand on lui parlait, il ne répondait pas aux lettres que les ascètes et les ermites ses fils, des montagnes et des forêts lui envoyaient pour solliciter son aide ou son conseil. Il n’avait pas toujours été comme cela (sinon qui aurait voulu de lui comme maître ? Comment se serait-il fait remarquer, honorer ?), mais, en vieillissant, il devenait toujours plus silencieux, plus contemplatif. Il semblait s’éloigner de la terre : et de nous aussi, faibles et naïfs enfants aux pieds embourbés ; parfois, qui le regardait dans sa pose habituelle, assis en lotus, les jambes croisées, les yeux fermés, les mains posées ouvertes sur les genoux, croyait le voir flotter quelques centimètres au-dessus de la pierre plate au bord de l’eau où il passait ses journées et parfois ses nuits.

Évidemment, jeune il avait dû travailler, comme nous tous. Il ne rechignait pas à la tâche, mais il était évident que son corps travaillait en l’absence de la partie la plus importante de son esprit : dans ses mains, dans ses pieds, ses yeux et ses oreilles ne gisaient plus que des réflexes. Son esprit était ailleurs, perdu ou engagé dans un monde ou un combat hors de notre portée. Peu à peu, sa réputation le délivra du besoin de travailler, les hommes acceptant, par respect, bientôt pas vénération, de subvenir à ses besoins (évidemment fort modestes). Un jour il m’avoua qu’il avait honte de son statut, du respect qu’on lui vouait, de la vénération dont il était devenu l’objet, honte de ne pas gagner son pain de ses mains, honte d’être à la charge de la collectivité : s’il avait pu il serait volontiers rentré dans le rang ; mais l’emprise de son monde intérieur était telle qu’il débordait pratiquement dans le notre inférieur : et notre maître était condamné, condamné à rester ici d’infinies heures immobile, à laisser couler dans sa tête les siècles d’un autre monde dont la connaissance lui importait maintenant plus que celle du monde de sa naissance. Ce qu’il voyait, ce qu’il apprenait, resta toujours un mystère, qui ne sera peut-être jamais percé.

Néanmoins il parvenait encore à consacrer à notre enseignement quelques heures précieuses. Alors, quel émerveillement coulait dans nos oreilles et remplissait nos têtes ! Jamais, jamais je n’arriverai à l’égaler, et vous devriez me maudire de ne pouvoir être pour vous ce qu’il fut pour moi et quelques autres dont je suis je crois le dernier survivant… bientôt vous serez parmi les rares a pouvoir perpétuer la mémoire du plus sage d’entre les sages que notre contrée prodigue ait produit. Ne la laissez pas s’évanouir dans l’oubli des siècles !

Non, je répondrai aux questions après, il me reste encore quelque chose à vous dire que vous devrez ne pas laisser perdre. Mon maître ne vécut pas très vieux ; mais il eut tôt l’air d’un vieillard. Les jeûnes, les privations, l’immobilité efforcée des semaines entières avaient eu raison d’une constitution presque chétive. Aussi nous craignions tous une mort imminente. Craindre est un mot faible. Un jour enfin, il nous appela auprès de lui pour nous dire adieu. Il nous gronda de nos larmes humaines et nous dit de ne pas nous étonner ; et tandis qu’il parlait son corps, d’abord les pieds, puis les jambes, les bras, disparaissait, s’évanouissait, comme s’il n’avait jamais existé. À sa place, la terre se fissurait, et quand, le dernier mot sorti de sa bouche, le visage de mon maître lui aussi s’éteignit, une source limpide, abondante, jaillit de la terre, et forma une rivière. Elle coule encore, toujours belle et toujours plus utile : vous êtes assis sur sa berge. »

Les questions préparées s’éteignirent comme un visage déjà légendaire, et le silence sembla ne devoir jamais finir.

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