Journal du conteur

L’homme entra sur la scène…

L’homme entra sur la scène du théâtre et une nuée de goélands s’abattit sur la scène ; les spectateurs se jetaient sous les bancs, mais l’homme restait debout, immobile, deux fois il caressa le dos d’un oiseau proche, d’un geste lent et précis. Puis il battit des mains et la nuée s’en alla, montant vers le couchant en formation serrée, sous les yeux soulagés du public, qui se remit très vite de sa frayeur — personne n’avait été blessé — et regarda avec une extrême intensité l’homme debout seul immobile au milieu de la scène, et qui le regardait. L’homme regardait le public sans bouger les yeux, on ne lui voyait pas de cillements, et pourtant chacun dans le public aurait juré que c’est lui seul que l’homme regardait, avec une acuité sans comparaison, dans les yeux. Et ce n’était pas difficile de soutenir son regard — auraient-ils tous dit —, on n’y sentait qu’une extrême bienveillance — quoique triste aussi — sans espoir.

Soudain, mais toujours très lentement, avec la douceur qu’on prête aux rivières calmes, il tourna le dos au public, s’accroupit, posa la main droite sur l’estrade de bois, et murmura quelque chose. Un décor apparut tout autour de la scène, c’était la mer, dans toute son identité, qui mugissait là, des bateaux passaient à l’extrême horizon, qu’on distinguait aux petites voiles blanches, des oiseaux volaient et leurs cris atténués parvenaient dans l’assistance et vous faisaient pleurer, si vous ne regardiez pas l’homme, de nouveau face au public, de nouveau immobile et silencieux, de nouveau couvant l’assistance d’un regard intime unanime. Une barque apparut au bord de l’eau, et l’homme y prit place. Il commença à ramer et s’éloigna doucement, presque sans effort, de la rive, et des larmes coulèrent sur les joues des femmes. Alors il y eut sur la scène autant de barques et de rames qu’il en fallait pour tout le monde, et la foule se rua vers elles et suivit l’homme vers l’horizon, où on l’apercevait encore, ayant hissé la voile de son embarcation, filant vers l’est à la mesure du vent léger.

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