Journal du conteur

Ils dansaient autour du trou sacré…

Ils dansaient autour du trou sacré, du puits sacré. Ils y précipitaient leurs ennemis capturés. Les vieux moribonds s’y jetaient cérémonieusement. Disaient-ils ; mais les ennemis avaient disparu, éteints, pacifiés, assimilés ; et les vieux prenaient des médicaments pour que leur esprit meure avant leur corps. Moi, profitant d’une nuit sans lune et d’un moment de courage exceptionnel, j’y suis descendu. Le trou n’est pas aussi profond qu’ils le croient, que je le pensais aussi d’après eux. Ossements nettoyés crissant sous mes semelles. Fraîcheur bienvenue. Odeur de terre humide. Suintement limité des parois, trop lisses et trop droites pour ne pas être non seulement artificielles, mais mécaniques : on cherchait je ne sais quoi. Aucun artefact oublié au fond. Mais je m’abstiens de creuser sous les os. Seulement quelques squelettes, d’ailleurs. Je m’attendais à plus. Visiblement, le trou est utilisé depuis bien moins longtemps que la sacralité et la centralité des rites qui l’entourent m’avaient fait croire. Je remonte de cette première exploration. Dès la nuit suivante, l’appel intime est intense. Dans le noir, le trou scintille. Brille comme une étoile enterrée, comme rubis incandescent. Il m’attire. Comme une roue tournant très vite, dont le moyeu m’hypnotiserait. Je résiste quelques nuits, chaque fois moins résolument. Je cède enfin, une nuit claire et tiède. Échelle de corde, gourde, lampe étouffée, couverture, je descends. Je déblaie un coin, et me couche aussitôt, la tête sur une omoplate recouverte d’étoffe. Tard dans la matinée, réveillé par la vive clarté d’un soleil presque direct, je me rends compte que je n’avais pas dormi aussi bien depuis des années. Je remonte discrètement. La position écartée du trou et l’absence de curiosité des indigènes m’aident à passer inaperçu. J’ai si bien dormi que j’en ai peur. D’un autre côté je me sens tant de vigueur que pour la première fois j’ai le désir de me joindre à l’une de leurs chasses, puis à leurs danses, et même, pourquoi pas, à leurs jeux érotiques. Ils s’étonnent de mon entrain, de mon aise. Je ne serai jamais un bon chasseur, mais du moins je ne les gêne ni ne les ralentis plus. Pour la première fois, je plais aux femmes ; je le remarque sans surprise. Seul leur alcool me répugne encore. J’y trempe les lèvres, me gargarise, c’est tout. J’ai tant de volonté : je veux la garder, non la diluer. Et je le peux facilement. Personne ne sait où je couche, ni ne s’en soucie. Quand je le veux, quand j’en sens le besoin, je descends dans le trou, pour me régénérer. Toujours seul. Nulle ne voudrait me suivre, mais de toute façon cette retraite doit rester secrète, je le sens. J’y passe de plus en plus de nuits, puis quasi toutes. J’y disparais, j’y sombre dans un sommeil abyssal. Sans moi, sans ego, sans rêve, sans rien. Quand je me réveille, c’est avec la soudaineté et la violence de l’éclair que conscience et lucidité me reviennent. J’ouvre les yeux, je sais aussitôt qui et où je suis. Je bande, j’ai faim, le temps de m’assurer qu’il n’y a personne alentour je suis déjà remonté, sorti du trou comme une renaissance, rentré parmi eux, les vivants. Comme une drogue, je ne peux plus m’en passer. Au point que je vais devoir chercher à les dissuader d’utiliser à nouveau le trou comme tombe. Comment supporterais-je de ne pouvoir y descendre durant les mois qui seraient nécessaires à la décomposition du prochain cadavre ? Je vivrais comme un zombie. Ils me croiraient affecté par la mort, ou le mort, ou l’esprit du mort, ou la peur de l’un de ceux-ci. Ils se tromperaient. Je manquerais du trou. Instinctivement, viscéralement. J’ai peur de ce moment ; et peur de la dépendance où je suis tombé, d’autant que, je m’en rends compte : elle m’interdit tout départ, et le retour. Creuser un autre trou, ici ou ailleurs, bien sûr j’y ai pensé. Mais je sens qu’il ne servirait de rien. C’est celui-ci, et nul autre. Je ne sais pas pourquoi. Il se trouve au centre de mon propre rituel, intime et implacable ; lui, le trou, mon trou, sacré par le hasard d’une suite d’événements irrémédiables et impossibles à reproduire. Il fallait que je fusse pris par surprise. Quelle autre succession causale d’événements mystérieusement et miraculeusement analogues élirait, pour la même fonction, tel autre lieu retiré, solitaire et accessible ? Je n’en ai pas l’espoir, et n’en souffre pas. Toute ma vie, à moi aussi, désormais tourne autour du trou, centre creux, signe et sens. Je n’ai même pas à décider de rester, de continuer.

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