Journal du conteur

La route passe au loin…

La route passe au loin. Il nous faut la quitter et continuer à pied. C’est une longue marche, au petit matin. Tandis que nous nous enfonçons dans la forêt, me reviennent en mémoire les avertissements de notre guide :

Les ruines sont dangereuses. Rien n’y a été fait pour notre sécurité, ni a fortiori pour notre confort. Nous y pénétrons à nos risques et périls. Une pierre, un pan de mur peuvent nous tomber dessus. Nous sommes prévenus. Si nous ne voulons pas courir ce risque, n’allons pas là-bas. Si nous sommes prêts à le prendre, nous devrons respecter scrupuleusement les consignes suivantes : tous les appareils électriques doivent être éteints ; pas de téléphone, pas de photographies, pas de lampe-torche ; seuls les chuchotements sont autorisés ; il n’est pas interdit de passer une nuit dans les ruines, à condition que seul le sol en conserve, brièvement, la trace ; ni feu, ni chant, ni lumière.

L’effet escompté s’est produit : nous ne sommes qu’une poignée à suivre, vers ces ruines millénaires, cet homme taciturne qui est le seul d’entre nous à parler, ou plutôt à baragouiner, la langue des rares autochtones, et, semble-t-il, à pouvoir nous garantir de la violence qui périodiquement s’empare d’eux contre ceux qu’ils considèrent comme des intrus et méconnaissent comme congénères. Je ne suis pas un aventurier, je me suis promis d’être très prudent : pas d’écart, pas d’escalade, pas de station prolongée sous un mur incliné. Recueillement de loin. Je n’ai pas osé laisser au campement mes lunettes correctrices, malgré leurs verres photochromiques, mais j’y ai laissé tout le reste : téléphone, alliance, brosse à dents, montre…

Je ne sais donc pas combien d’heures nous avons marché avant que le guide, inopinément, s’arrête et, d’un geste circulaire, nous signale notre arrivée. Je regarde autour de moi, d’abord je ne vois pas les ruines. Il me faut m’approcher de certains éléments du relief pour discerner, sous la végétation, quelques pierres artificiellement superposées. Sans guide, j’aurais, nous aurions sûrement traversé les ruines sans les voir. Elles ne paraissent d’ailleurs pas aussi dangereuses qu’il l’a dit : la végétation si foisonnante semble tenir les pierres dans un filet de lianes, de troncs et de branches. Pourquoi cette ville, une des plus vieilles du continent, a-t-elle été abandonnée ? Les hydrologues nous apprennent que, pour une raison inconnue, le cours du grand fleuve s’est déporté une centaine de kilomètres au sud. L’eau a manqué, les hommes sont partis, les arbres sont revenus. Les ruines elles-mêmes, explorées brièvement, ont été abandonnées voici des siècles, d’abord par les pillards, rentrés bredouilles, peu après par les archéologues, guère mieux servis. Heureusement la boue et l’humus ont depuis longtemps bouché les trous qu’ils avaient creusés. En l’absence d’enceinte, de repères topographiques, de panneaux indicateurs, d’un parcours fléché, il me faut un gros effort d’imagination pour m’orienter, pour superposer mentalement, à ce banal décor sylvestre, le souvenir de cartes minutieusement étudiées. Tournant, cherchant, je parviens finalement à distinguer, d’après sa densité végétale légèrement moindre, le grossier quadrillage des avenues les plus larges. Alors soudain je peux sentir les ruines se relever, se redresser tout autour, m’écraser de leur majesté. Je vois les hauts bâtiments ; je conçois l’importance politique, stratégique, religieuse, économique du site ; je partage la fierté des patients constructeurs de ce qui fut l’aboutissement d’un travail titanesque, l’assouvissement d’un rêve ancestral, l’orgueil d’une nation, le centre d’une civilisation…

Cette impression n’a duré qu’un instant. Je me rends compte que la nuit est tombée brusquement. Je ne suis pas déçu, même si j’arrive presque trop tard, j’ai senti la profondeur du temps.

À travers un enchevêtrement de lianes et de feuilles chues, un rayon de lune fait briller une des pierres d’un muret, une pierre polie, très claire, presque blanche, signe subtil de l’ancienne présence. C’est bien ici, juste ici que les murs autrefois dressés se sont effondrés. Après avoir mangé en silence et sans autre reste que des miettes, nous nous couchons, n’ayant rien d’autre à faire. Dans l’obscurité touffue, je me répète que les ruines sont partout, dessous, autour, que nous sommes couchés dessus ; j’essaye de les sentir, à travers le textile synthétique du sac de couchage, à travers la terre. Peine perdue : elles ne reviennent pas. Elles s’enfoncent au contraire. Elles seront bientôt complètement ensevelies, bientôt désagrégées par la belle forêt, la grande forêt où je venais sans doute pour la dernière fois.

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