J’ai profité d’une permission…
J’ai profité d’une permission pour grimper jusqu’à ce point culminant du pays. Je voulais constater de visu l’avancée des fronts symétriques. Elle est évidente, malheureusement ; les mâchoires se referment.
Quand j’étais enfant, les frontières naturelles se cachaient derrière les horizons. On croyait parfois les discerner ; ce n’était probablement qu’une illusion, suggérée par la connaissance abstraite que nous avions de leur lointaine présence. Maintenant, à peine quelques décennies plus tard, on les voit nettement : nos deux voisins de toujours, géants, invincibles, de plus en plus puissants et dangereux ; autrefois indifférents, désormais nos ennemis mortels ; nos assiégeants ; nos envahisseurs tenaces : d’un côté le désert, avec ses épines et ses guerriers au cœur sec ; de l’autre la jungle, mur végétal et rampant, lianes et branches entremêlées, bouches avides, mains moites, grouillantes, griffues.
Pris en tenaille, nous nous battons méthodiquement, rigoureusement, sur deux fronts à la fois, pour maintenir nos plaines fertiles et nos forêts tempérées, pour conserver notre densité respirable, notre liberté sans isolement, notre fraternité sans promiscuité. Et, malgré la mobilisation totale, tardivement décrétée, nous perdons lentement ce double combat. Nous le savons et je le vois. De part et d’autre, notre territoire ancestral et inconquis est rongé peu à peu.
Que la déshydratation ou la suffocation soit notre destin, nous l’avions longuement pressenti, avant de le prévoir. Mais nous avions pu les ignorer si longtemps… Frontières stables, hermétiques ; chacun chez soi… Nous pensions — espérions — disposer encore de quelques siècles au moins, pour nous préparer si possible à migrer, sinon à mourir sereins. Parmi nous quelques-uns, plus clairvoyants, nous avaient prévenus de la probabilité croissante d’un bouleversement imminent des horizons. Nous avons choisi de les ignorer, avec suffisance, de les railler, de les dédaigner, les calomnier, les censurer. Nous fûmes pris de court. Réduits à nos pauvres armes : des graines et des lames.
Ces mêmes forces — le désert et la jungle, le sec et l’étouffant, le rien et le plein, le trop peu et le trop —, nous avions su les contenir en nous-mêmes, où cette lutte a lieu aussi, à l’intérieur de chacun de nous, depuis l’adolescence, depuis des siècles au moins. Bien sûr, il y en a toujours eu qui perdaient ce combat intime, devenaient les agents de l’un ou l’autre de nos ennemis. Nous les tolérions ou les bannissions. Mais, au fil des dernières décennies, ils sont devenus, et de loin, plus nombreux que jamais. Ils rejoignent d’eux-mêmes avec soulagement, avec fierté, avec rancœur, avec haine les rangs adverses. Nos ennemis temporels emportent les cœurs ; peut-être est-ce une explication de leur récent gain de puissance. Or si le combat est perdu en nous, il est perdu d’avance sur le terrain.
Nul ne peut savoir combien de temps, avec nos effectifs décroissants — aucun secours n’étant à attendre de l’espace —, nous pourrons tenir sur deux, ou plutôt sur quatre fronts à la fois ; ni, une fois consommée notre défaite inéluctable, lorsque, nous ayant éradiqués, nos assaillants se heurteront, lequel triomphera des deux : le désert ou la jungle. Je parierais sur le premier. La pauvreté, en eau, en êtres, en choses, en couleurs, à perte de vue ; les ruines ensablées pulvérisées, les os blanchis affleurants… Du moins pour cette fois ; car je sais qu’à long terme, ils peuvent se succéder alternativement : pensée étrangement consolante. Mais je sais aussi que la cause de ce choix n’est pas une mienne évaluation réfléchie des forces ou des mérites de chacun, mais une expérience personnelle.
Une fois, par une curiosité imprudente, je me suis porté volontaire pour une mission de reconnaissance derrière les lignes ennemies. D’abord dans le désert. Rien en dessous, rien au-dessus ni à l’horizon ; je peux m’étendre sur la terre vide sous le ciel vide, m’abandonner, me laisser gagner, happer par le vide… Abandonné de moi, jusqu’à l’insensibilité, jusqu’à l’oubli, jusqu’à l’inconscience, l’impersonnalité, jusqu’au panthéisme — chaque grain de sable en tant qu’être absolu, autarcique (je saisis bien, a posteriori, quelle absurdité géologique j’énonce là !). Jusqu’au nihilisme. Non pas le nihilisme véhément, prosélyte et militant quoiqu’inassumé et peut-être inconscient de nos ennemis — auxquels je ne pensais pas —, mais un nihilisme infini comme le cosmos et pourtant humainement, ou plutôt animalement, serein. Sans mes camarades je ne serais sans doute pas rentré. J’ai ainsi connu à quel point il est facile de perdre le combat intérieur, de succomber, insensiblement, à la tentation du néant ; à quel point les conditions importent à la lucidité, à la civilisation ; qu’il faut si peu de choses pour que les évidences mêmes changent, les choses importantes, les désirs graves, les rêves, les illusions, les peurs. Je n’avais pas peur. J’étais fasciné, comme hypnotisé par le désert, si tranquille, si sûr… Nous avions de l’eau pour quatre ou cinq jours…
La jungle, au contraire, fut et reste mon cauchemar. Désirs et sensations primaires ici aussi, mais tout opposés. Ici terreur, pulsion de fuite. Horreur. Horreur du grouillement incessant, de l’absence d’horizon. Les trois dimensions saturées de présence et de stimuli, de pièges et de caches, d’êtres tapis ; partout la peur, partout le risque de la surprise, partout le qui-vive, l’affût perpétuels ; accroissement continu, circulaire, rétroactif, monstrueux ; la vie étouffée par la vie même. Impossible de dormir dans l’enchevêtrement des mouvements, des cris, des regards omniprésents, sans espace ni répit. Il m’aurait fallu un scaphandre, un endroit, un seul petit endroit solide hermétique à toute altérité non perçue et non choisie, où pouvoir me concentrer, fermer les yeux, sans sursaut, sans crainte. Je n’y retournerai jamais.
Moi le soldat désormais en chambre — le planqué —, à l’abri des éclaboussures de sang et de sève, je me laisse, aujourd’hui seulement, attrister par la nostalgie, elle aussi étrangement consolante, d’un temps où les circonstances nous laissaient nous consacrer à la lutte intérieure, à la guerre intérieure et de front contre le désert et la jungle, dont il est plus difficile que jamais de sortir vainqueur, et dont l’issue, en chacun de nous, conditionne pourtant, par addition, la somme de temps qu’il nous reste ici.
Je vais redescendre, reprendre ma fonction, infime et consciencieux rouage de la machine militaire totale en action : pour conserver, le plus longtemps possible, non pas nos vies, fugaces et vouées au trépas, mais le cadre symbolique de nos existences, et ses conditions nécessaires. Nous n’aurons jamais fait ce qu’il aurait fallu pour éviter la guerre, la double guerre, mais ce sacrifice désespéré donne du moins à nos coupables existences l’occasion d’un rachat dans l’historiographie de nos successeurs, qui ne seront pas nos descendants mais qui, comme nous, reconnaîtront et honoreront le courage. Tel est du moins le discours de mes supérieurs, propagandistes éculés… Je laisse cette illusion qui rend la mort facile aux plus jeunes, aux plus lâches, aux plus crédules d’entre nous. Pour moi, je mourrai avec le monde qui était le mien, hors duquel, sans lequel je ne veux vivre ni ne peux survivre.