Journal du conteur

Nous avons marché longtemps…

Nous avons marché longtemps pour obtenir ce qui, depuis quelques décennies et pour quelque temps encore, est ici devenu un privilège : une nuit étoilée. Les quelques terrestres que nous sommes se taisent, allongés sous le ciel, la tête sur leurs mains ou leur sac à dos. Nous attendons tranquillement que notre vision soit pleinement accoutumée à l’obscurité nocturne. Une grosse demi-heure est nécessaire selon le guide, un jeune homme athlétique et affable à l’accent typique, qui n’a pas semblé frustré par la lenteur de notre ascension.

Le soleil est caché depuis plusieurs heures, la nuit est douce, la lune invisible, le ciel sans nuage : conditions idéales. Nos pupilles largement dilatées perçoivent désormais tant d’étoiles que par endroits le ciel en semble saturé, comme si des mers de lumière s’étendaient là-haut, avec leurs vagues scintillantes et la brume dorée qui les nimbe ; mais à d’autres endroits la nuit est presque vide : contraste impressionnant même pour qui n’ignore pas que les astres sont organisés, regroupés. Mais je ne veux pas y penser, pas mobiliser mon savoir astronomique, d’ailleurs uniquement livresque et très modeste. Je veux seulement contempler l’immensité du ciel, l’immensité d’une nuit constellée, tels que nos aïeux du paléolithique auraient pu les contempler eux-mêmes : presque aussi épargnés par la lumière artificielle, et dans le même silence qu’alors, ni vrombissement ni grincement ne montant jusqu’ici, hauteur isolée où (du moins par terre) on ne peut venir qu’à pied. Je les imagine, une nuit d’été comme celle-ci, autour des braises d’un feu qu’on ranimerait plus tard, observant comme nous les mêmes étoiles, ébauchant ce qui deviendrait nos constellations, enchantés, admiratifs du lumineux mystère de cette voûte doublement et lentement cyclique, apaisés, leur attention peu à peu atténuée par la fatigue, jusqu’au sommeil abrité par des tentes de peau. Autour, ailleurs beaucoup a changé entretemps, pour le meilleur et pour le pire, mais ici et ce soir, à quelques mutations génétiques bénignes et quelques fugaces supernovæ près, nous sommes identiques et nous voyons la même chose.

Le temps perçu passe lentement. Certaines parties du ciel me font désormais mal aux yeux : comme celui du soleil en plein jour, je ne peux pas soutenir leur éclat ! Je suis obligé de détourner mon regard, d’utiliser ma vision périphérique, de fermer un œil, ou les deux. Je sens que la position allongée, la fatigue de la longue ascension pédestre, la digestion du souper pourtant frugal, la pénombre et le silence me poussent doucement vers le sommeil. Je n’entends rien d’autre autour de moi que le bruit de corps qui changent de position ; j’attends d’entendre le premier de mes compagnons se lever et se diriger vers les tentes. Et cette lumière sublime vient partout. Substantielle, moins liquide que l’eau, fluide, visqueuse comme du miel chaud. Je tends la main ; quelques gouttes s’en accumulent dans le creux de la paume, comme du savon. Je me frotte le corps entier de cette lumière. Comme je brille ! Elle coule, remplit le ciel, m’enveloppe comme un bain, me purifie. Regardant ma main, émerveillé, je me découvre translucide.

C’est le froid qui me réveille. Je comprends aussitôt que plusieurs heures ont passé. Je me suis endormi là, sans l’avoir prévu. Le ciel a tourné ; mes membres sont engourdis, ma nuque est douloureuse ; mais je me sens brusquement heureux, profondément heureux d’avoir été surpris par le sommeil ; jamais je n’aurais osé décider de dormir à la belle étoile : la crainte des insectes m’aurait chassé vers les tentes. D’ailleurs je sens quelque chose sur ma jambe. Un frisson me parcourt tandis qu’un réflexe me la fait secouer. Je ne saurai jamais si mon imagination seule m’avait démangé. Je m’assois. Dans la pénombre, je constate que je ne suis pas le seul encore ici : le guide bouge et je vois le blanc de ses yeux et de son sourire dirigé vers moi ; et j’entends de l’autre côté la respiration profonde d’un dormeur. Il y a des heures qu’aucune parole n’a été prononcée, aucune lumière allumée, aucune action entreprise qui ne relève pas des nécessités soit de la contemplation soit de la biologie. Rien à voir avec la vie des autres animaux bien sûr : nous savons pertinemment que nous cultivons ici celles des fonctions de notre système nerveux qui nous sont pour l’instant propres, et nous n’oublions pas les préparatifs et les efforts que ce moment nous a coûtés, ce moment qui n’a aucune valeur adaptative et qui a nécessité une capacité de planification qui elle aussi nous est unique. Raison de plus pour le vivre en pleine conscience, aussi longtemps que chacun de nous pourra la maintenir, contre la lassitude, les courbatures, la faim, le silence… Nous sommes convenus que ceux qui en ont terminé se rassemblent aux tentes, plantées à quelques centaines de mètres d’ici, hors de portée de voix. Nous y attendrons, campant et bavardant, le plus heureux d’entre nous, le dernier des contemplatifs. À mon avis ce sera notre guide, qui malgré sa jeunesse montre l’exemple d’un calme et d’une patience auxquels je ne m’attends pas à parvenir jamais.

Deux habitués de ce genre d’excursion — ou de vie ? — ont fait du feu. Buvant à petites gorgées ma tisane brûlante de thym sauvage, thym que j’ai moi-même (peut-être illégalement, m’a-t-on dit a posteriori) récolté hier à flanc de colline, j’écoute et questionne ; c’est ma manière de bavarder. La lourde fatigue, et l’aurore majestueuse, rendent la conversation lente et intermittente. Les mots feutrés se font toutefois plus sonores à mesure que les derniers dormeurs se lèvent. Mais voici le guide qui nous rejoint, en effet le dernier d’entre nous, tranquille et souriant, brisant là nos confidences inopinées. Il s’enquiert de notre état de santé mentale et physique, de notre confort, s’excuse d’avoir tardé ; nul ne le lui reproche, au contraire plusieurs lui répondent qu’il aurait pu rester plus longtemps s’il l’avait voulu. « J’ai faim ! » lance-t-il et nos estomacs, négligés, se réveillent tous ensemble aussitôt. Et bientôt le cliquetis des couverts, les doux rires d’aise, le bavardage la bouche pleine, les questions d’organisation saturent notre attention alanguie. Nous n’avons pas payé pour une seconde nuit, et il ne faut plus tarder à entamer la redescente.

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