Journal du conteur

Je ne veux pas être la brebis…

Je ne veux pas être la brebis, prisonnière du troupeau — pense l’observateur de passage, attiré par les cloches vers la crête surplombant la vallée —, ni a fortiori l’agnelle, doublement prisonnière : et de sa vulnérabilité juvénile, et de sa grégarité congénitale. J’ai peur, et honte, du troupeau, qui a beau bêler de concert, a beau suivre ses dominants, a beau tondre des prairies entières, n’en va pas moins exactement là où berger et chien le mènent, bruyant mais ridiculement prisonnier d’un seul bâton et d’une seule mâchoire. Qui peut même — fausse unanimité et fausse égalité — se jeter dans le vide ; car la brebis ne regarde pas le sol, ne regarde pas où elle met les pattes : elle ne voit que sa devancière ; elle la suit. Surtout ne pas se laisser distancer, surtout ne pas se retrouver seule — pire que le loup, que le ravin, pire que la mort !

Je ne veux pas non plus être le berger, prisonnier de sa responsabilité de guide ; qui craint le loup, l’orage, l’ennui ; et la foule, le bruit, le bavardage ; l’isolement et la promiscuité ; qui craint autant, chaque fois, le retour que le départ.

Je ne veux même pas être le chien du berger, prisonnier de la domestication qui l’a fait brave, soumis, fidèle, dépendant ; lui qui se contente de ses deux privilèges : être le favori du berger, être le chef des brebis ; qui, certes, doit obéir, mais qui aime obéir ; qui ne craint rien, même pas, faute de pouvoir l’imaginer, que son maître — ce quasi-dieu, tout à la fois son père nourricier, son ami, son employeur, sa volonté externe — puisse disparaître ou l’abandonner, ou l’euthanasier…

Et je ne veux pas être le loup, prisonnier de son régime alimentaire et de sa réputation ; qui fascine, effraye, dévore et divise ; qui craint le berger et le fusil du berger.

Mais je veux bien être le bouquetin, qui vit là où ni les uns ni les autres ne peuvent aller, libre de leur présence invasive ou carnassière.

Et je veux bien aussi être l’ours, rare, solitaire et tranquille, qui, s’il veut survivre, doit être aussi discret que possible. Heureusement les cloches du troupeau l’avertissent assez tôt qu’une fois encore il est temps de fuir, de gagner les hauteurs isolées, de chercher refuge au fond des grottes, des tanières. Attendre qu’ils passent comme l’orage. Attendre immobile et silencieux, espérant que les chiens ne le débusquent pas, que le berger ne soit ni curieux ni imprudent.

Je ne veux pas être l’ermite, dont on distingue la cabane entre les arbres, prisonnier de sa foi, de sa vocation, de son ressentiment ; ni le chasseur, prisonnier de sa gibecière.

Et je ne veux surtout pas être l’aigle, cible facile, qui surplombe tout, voit tout, mais n’en sait guère plus, et manque de limites.

Mais je veux bien être le hérisson, ami de la nuit, dans son cocon d’épines ; et l’escargot, lent et silencieux, dans son cocon de calcaire.

Et surtout, je veux bien être le mulot, minuscule, agile, qui peut faire cache de tout, se faufiler partout, qui craint seulement d’être découvert.

Mais je ne suis que l’observateur de passage, qui craint tout y compris et surtout lui-même, prisonnier de son jugement, de sa liberté même, de son scrupule.

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