Journal du conteur

Qui l’a envoyé là…

Qui l’a envoyé là (dans cette grande ville portuaire où il étudia) ? Nul autre que lui-même ; ou, plus précisément, cette nostalgie prospective du retour aux lieux autrefois chers, qui relie d’avance, comme une boucle, son passé à son avenir, le souvenir au désir en passant par le regret anticipé, et la vie sous contraintes économiques à la mort redoutée précoce. Le voyage est à la fois trop lent et trop rapide, les retrouvailles le plus souvent gâchées par des détails gênants, le froid ou la chaleur, la pluie, la buée sur les lunettes, une douleur quelconque irritante d’être constante mais légère et sans gravité… Il endosse courageusement sa déception inévitable, il a les trois jours d’un week-end prolongé pour la remplir jusqu’à ses moindres plis. Alors, rassuré et rasséréné, il pourra rentrer, plein de bonne conscience, le devoir accompli : d’un nouveau morceau de ce passé accablant, douloureux, parfois honni mais toujours moins pesant il se sera délesté, soulagé. Désir anéanti dans le souvenir anéanti dans l’oubli ou la négligence résolus puis réflexes.

Il est venu, à la réflexion, non pas pour témoigner, ni retrouver ou ramener quoi que ce soit, mais au contraire pour consumer le fantôme les yeux dans les yeux, sans pitié. — Mais il s’en rend toujours compte trop tard ; car s’il le savait d’emblée, qu’est-ce qui le retiendrait de procéder à une crémation par contumace, reliques mises pour le cadavre sur le bûcher, cendres éparpillées de manière qu’il n’en reste aucune trace ? Le scrupule peut-être, du bourreau consciencieux qui veut assumer lucidement sa tâche ? Ou le doute, d’avoir si facilement gagné, sans confrontation ni confirmation, de ne plus jamais y revenir…

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