Journal du conteur

Ils sont tous les deux dans le bocal…

Ils sont tous les deux dans le bocal. L’un se tient prudemment au centre, le plus loin possible des parois, qu’il ignore et finit, la plupart du temps, par oublier. L’autre au contraire se cogne sans cesse, cherche à sortir de toute sa force : mais il n’y parvient pas ; les parois sont lisses, sans prises. Ils sont tous les deux prisonniers, chacun de son côté seul, s’évitent et se méprisent.

Quand, très rarement, à cause des remous ils se croisent, le premier demande au second pourquoi il s’obstine à vouloir sortir ; le second lui répond en lui demandant à son tour comment lui, le premier, peut supporter de vivre aussi lâchement, aussi décidément enfermé, résigné, sans aucun espoir. La discussion, presque impossible, est déjà terminée : chacun se détourne de l’autre et poursuit son chemin circulaire, le long des parois pour l’un, autour du centre pour l’autre. Il peut se passer des mois sans qu’ils se rencontrent de nouveau, et aucun des deux ne le regrette.

Moi je les observe, dans leur bocal, et je suis content de ne pas leur ressembler. Je me félicite de ne pas les avoir imités, d’avoir compris à temps que je ne devais pas entrer dans le bocal sous peine de ne jamais plus pouvoir en sortir. Je les observe et je les plains. Je ne crie même pas, sachant depuis longtemps qu’ils ne peuvent pas m’entendre. Mais, de temps en temps, je me mets contre la paroi translucide et j’attends qu’ils passent pour leur faire des signes d’amitié, de connivence. Sourires, regards, grimaces, messages écrits sur des bouts de papier… nos échanges sont très limités, de pure forme ; je me comporte avec eux comme avec des malades incurables. Ils me sont très chers, mais je ne peux rien faire de plus ni pour, ni avec eux.

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