Je nais griffu, velu, cornu…
Je nais griffu, velu, cornu, pourvu de dents longues et pointues, de sabots fendus. Je grogne, et gémis sous les brutalités de ma mère, je cours vite, exerce mes griffes et mes dents contre les arbres, contre mes frères. Je suis un petit monstre, me signifie le sourire de mes parents ! Mais au fur et à mesure de mes nombreuses mues, au fil des ans, je perds peu à peu, un attribut à la fois, mes cornes, mes dents pointues, mes griffes, mes sabots, mes poils. À chaque mue je me dépouille un peu plus et ressemble un peu plus à mes parents. Quand finalement plus rien ne me distingue physiquement d’eux, je suis admis dans la société des adultes. Mais par précaution on me tient encore enchaîné, car si j’ai perdu mes griffes et mes dents, je n’ai pas encore perdu l’habitude de mordre et de griffer. Même quand je demeure immobile au fond de la cage qui me tient lieu de chambre, mon rictus — disent-ils — trahit encore la violence du monde, la violence des pensées qui m’habitent. Je comprends ce qu’on me dit, le jour je commence à pouvoir répondre, et même à poser des questions. Mais la nuit, ceux qui veillent n’entendent encore que des grognements, des gémissements, des hurlements.
Je suis peu à peu éduqué. Les grilles de ma cage laissent place à la fenêtre barrée d’une chambre à l’étage, et mes chaînes à une laisse de cuir. Je dois porter des vêtements car sans mes poils j’ai froid. J’apprends à lire, à écrire, à compter, à serrer la main qu’on me tend pour me saluer au lieu de la mordre, à sourire aux dames au lieu de les renifler. Vient enfin le jour où mon père ne me conduit plus que de sa seule main serrée sur mon cou. Il la tourne à droite et à gauche pour me guider, serre pour me retenir et m’arrêter, pousse pour me faire avancer. Puis il me lâche et cette liberté soudaine, ardemment désirée, me prend au dépourvu. Tout à coup j’ai l’impression que tous les yeux des adultes sur moi, jusque-là pleins de bonhomie, sont plissés sur des regards soupçonneux. Entre eux, je file droit, rase les murs, fais tout pour ne pas être remarqué. Je me fonds ainsi dans la société. Seulement de temps en temps — de plus en plus rarement —, du fond des nuits remonte dans mes rêves la savane où je cours à perdre haleine après la proie que je suis sur le point d’attraper quand je me rends compte que je n’ai plus rien pour le faire. Elle se débarrasse de moi d’une ruade (moi aussi j’ai eu de ces sabots !) et je me réveille en sursaut juste avant de succomber, un goût de sang dans la bouche.