Journal du conteur

Le grand-père du grand-père est enterré…

Le grand-père du grand-père est enterré sous le cognassier. À l’époque le cognassier n’existait pas : il a poussé sur la tombe de l’aïeul. Quand le père du grand-père est mort, il a été enterré un peu plus près de la maison, et sur sa tombe un autre arbre a poussé. Maintenant on enterre le grand-père. Déjà on peut repérer dans la terre la petite pousse de l’arbre qui signalera bientôt, et pour de nombreuses générations, un ascendant. Ainsi, une ligne de cimes pointe vers la descendance, depuis les hautes frondaisons du plus vieux et majestueux des arbres, jusqu’aux récents bourgeons du dernier arbuste. C’est ce chemin que doivent emprunter les étrangers quand ils viennent en visite. « Et oui, nous ne cessons pas de régresser : veuillez nous excuser de notre déchéance ! » se lamentent invariablement les descendants dès qu’un visiteur arrive. Et ils montrent leurs enfants : « Pour eux, il n’y a même peut-être pas encore de graine qui existe. Quelles racines protégeront leur tombe ? » Ils apitoient ainsi les visiteurs. C’est pourquoi ceux qui reviennent ramènent toujours en cadeau des graines de grands arbres exotiques à semer sur les tombes. Les descendants montrent beaucoup de joie à la vue des graines : « Nous allons pouvoir faire de nouveaux enfants ! » s’exclament-ils. Ils prennent les graines et les emmènent au grenier où, par égard pour eux, on n’invite pas les visiteurs. Là, les descendants soulèvent le couvercle d’un grand pot de terre : sur les kilos de graines qu’il contient, ils ajoutent les nouvelles. Il n’y aura bientôt plus de place dans le pot, et les descendants sont déjà trop vieux pour avoir encore de nombreux enfants. Ils ne revendent pas les graines, ce serait sacrilège. Mais une fois par an, ils prennent le pot, et, en quelques jours — prétendument pour aller voir de la famille —, ils se rendent dans un endroit connu d’eux seul, encore inhabité. Là ils plantent les graines. Cet endroit est déjà couvert d’une belle forêt naissante. D’ici quelques générations, la famille pourra venir s’installer là, et, grâce au nombre et à la disposition des arbres, faire croire que le pays lui appartient.

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