Journal du conteur

La messe des fous

Le jardin était à l’image de l’Éden. Du moins les jardiniers avaient-ils essayé de copier de leur mieux les gravures des livres de foi. Des ruisseaux canalisés le séparaient en portions de végétation à peu près égales et censément symétriques. Cet ordre aurait rendu le jardin inhabitable, si la disposition aléatoire des brins d’herbe, des feuilles, des branches, des oiseaux sur ces branches, et les mouvements en tous sens des animaux, ne l’avaient compensé. Si l’Éden avait été bien tel que les livres le montraient, nul ne se le demandait, sauf peut-être, à cet instant, le maître de chapelle, le plus grand musicien de son temps, debout devant la fenêtre de sa chambre ; ses yeux, qui scrutaient le jardin et devinaient les hérésies qui s’y déroulaient, se levèrent vers le ciel où le soleil au zénith d’un ciel pur signifia pour lui l’égalité divine, la fin de sa rêverie, et déjà l’annonce du déclin du jour.

Une heure plus tôt, il avait terminé la Messe des fous qui l’accaparait depuis plusieurs semaines. Il se sentait vide, tari. Son émotivité confinée ne se rouvrait que très lentement aux sollicitations des sens. Le soir qui approchait verrait l’exécution de sa dernière œuvre, mais il n’en ressentait ni joie ni frayeur. Il se sentait curieusement détaché de sa création. Si ses yeux se posaient sur les portées, elles lui semblaient l’œuvre monstrueuse d’un étranger fou, et, pieusement, il acceptait d’avoir été le jouet de puissances incompréhensibles, qui le dépassaient et s’étaient exprimées par sa main, sans qu’il puisse en tirer aucun orgueil.

La lumière de l’aurore perça les frondaisons, et il reconnut l’endroit où il avait passé la nuit. Retrouver le château serait facile, s’il le voulait. Il avait souhaité se perdre en marchant au hasard, mais il connaissait trop bien la forêt, un coup d’œil lui suffisait toujours pour savoir où il se trouvait, et comment de là rentrer au château. Son errance avait donc été surtout mentale, et dans le labyrinthe de ses pensées il s’était perdu à loisir, jusqu’au sommeil. Il se leva et partit.

Arrivé dans une clairière, il but l’eau d’un ruisseau qui serpentait là, près de l’étang où, jeune, il avait failli se noyer, tombé dans l’eau froide hivernale alors qu’il abreuvait son cheval. Désaltéré, il s’assit contre un arbre, écoutant les oiseaux et regardant le ciel par les trouées des hautes frondaisons. La chorale des fous avait chanté mieux que jamais, et l’extase n’avait pas tardé à gagner l’audience. Il avait vu les larmes ronger les joues des auditeurs ; le seigneur lui-même s’était allongé à plat ventre contre la pierre froide du parterre de la chapelle, et avait prié avec une intensité neuve. Le confesseur s’était confessé, et les fous avaient continué à chanter dans le jardin, complètement nus, les yeux fermés. Les animaux même y avaient tu leurs chants, leurs courses, leurs chasses de la nuit.

Laissant là le cours de ce petit miracle, bouleversé, il était parti seul, avait traversé le pont-levis, resté baissé de nuit pour la première fois depuis des années, et s’était enfoncé dans la forêt, sans se retourner.

Maintenant le soleil atteignait de nouveau le zénith et le ciel était aussi pur que la veille. La tête appuyée contre l’écorce de l’arbre qui un moment plus tôt soutenait son dos voûté, le maître de chapelle pleurait comme un enfant, comme il n’avait pas pleuré depuis cinquante ans. Et il ne savait pas pourquoi. Pour la première fois de sa vie peut-être, l’ignorance coutumière de ce monde d’ignorance lui faisait mal, et, pire encore, le faisait douter. Les larmes le soulageaient, mais pour combien de temps ?

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