Journal du conteur

La porte

On ne sait pas quand la porte apparut. On doit évidemment supposer qu’elle n’a pas toujours été là, même si elle ne peut être que vieille de nombreux siècles. Ce qu’on peut raisonnablement inférer du consensus des légendes, c’est qu’elle fut d’emblée là où elle se dresse encore, au milieu de la clairière à peu près circulaire qui semble avoir toujours été le centre de notre civilisation sylvestre et où aujourd’hui encore nous nous concentrons. Elle y serait apparue la nuit, dans un éclair, provoquant l’incendie dont les flammes auraient modelé notre clairière. Mais rien ne permet de rien confirmer sur son origine ni sur les miracles moins croyables dont la légende entoure son apparition. Nos recherches historiques et archéologiques n’ont abouti à rien — nos moyens de recherche sont certes limités ; notre odorat est sans pareil, mais l’odeur originelle de la porte — si elle en a jamais eu — a depuis longtemps disparu, narines contre elle on ne sent rien d’autre que les odeurs habituelles de la forêt sa gigantesque et circulaire voisine. D’elle, nous ne savons rien de plus que ce que nos lointains ancêtres ont peu à peu découvert. La porte est grande, et n’a pas d’envers : d’Est en Ouest, elle est largement visible, dressée au centre de la clairière ; d’Ouest en Est au contraire, la clairière est vide. On a marqué l’emplacement de la porte de grosses pierres posées contre son chambranle : d’Ouest en Est, les pierres sont seules visibles ; on peut même passer entre elles, là où devrait se tenir la porte, comme on peut passer n’importe où, sans rien sentir, ni rien risquer. L’envers de la porte n’est pas seulement invisible : il n’existe pas. Du côté apparent, la porte est fermée, et semble l’avoir toujours été. Il s’est écoulé sans doute très longtemps avant qu’on ose l’ouvrir. À en croire le corpus des légendes, c’est à un juge que l’on doit l’idée toujours appliquée — encore que sans la moindre efficacité — qui consiste à offrir aux condamnés à mort la possibilité de préférer passer la porte. Malheureusement, bien qu’ils n’aient aucun autre espoir de survie, peu choisissent de le tenter. Aucun, en tout cas, ne l’a jamais passée dans l’autre sens — ni personne, aucun être vivant ou mort, aucun dieu, rien. Quand la porte est ouverte, à l’occasion de la cérémonie rare et suprêmement solennelle de son franchissement par l’un d’entre nous, beaucoup ici, rassemblant leur courage, satisfont leur curiosité en regardant à travers elle. Cette expérience, dont je suis parvenu à me lasser, est décevante et terrifiante : car on voit à travers la porte comme à travers n’importe quelle autre porte : on voit le côté Ouest de la clairière, on voit ceux qui par hasard s’y tiennent ou y passent. Celui qui la franchit, on le voit s’avancer dans la clairière, il marche longuement, comme si celle-ci mesurait des kilomètres — et quand il atteint l’orée de la forêt, il est déjà si minuscule, si difficilement discernable, qu’il cesse bientôt d’être en vue, sans que l’on puisse savoir si les arbres ou les hautes herbes le cachent ou s’il a vraiment disparu. On a beau exhorter les condamnés à mort à faire demi-tour au bout de quelques pas, en leur promettant, s’ils parviennent à revenir parmi nous, l’amnistie — et la gloire : invariablement nous les voyons avancer droit devant eux, sans se retourner, sans rien tenter.

On rapporte le cas de quelques habitants qui, par désespoir ou par une curiosité pathologique, auraient franchi d’eux-mêmes la porte, au secret de la nuit. Il est certain qu’on trouve parfois, au matin, la porte ouverte, mais on ne peut rien en conclure — il n’est pas rare que l’un d’entre nous parte à l’aventure hors de la forêt, vers les montagnes, vers l’océan, vers les civilisations de cruels carnivores des plaines, ou cherche dans les grottes enténébrées la solitude silencieuse que la forêt ne permet pas, et ne revienne jamais.

On a supposé que la porte nous est destinée, qu’elle ouvre au chemin de la vérité, du salut, du ciel, ou des enfers, ou de la perdition : tous lieux dont on ne revient pas. Cela m’importe peu ; je suis vieux maintenant, près de mourir ; et, depuis hier, déjà hors de ma vie. J’ai eu beau lutter de toute mon éloquence, je n’ai pas réussi à retourner la majorité au Conseil, et la décision a été votée de détruire demain, sacrificiellement, la porte. Certes, obsédant de nombreux esprits, elle nuit au développement de connaissances utiles et désirables. Mais pouvons-nous refonder notre vie sur la destruction de la plus radicale étrangeté qui nous soit jamais échue ? Ne peut-on au contraire considérer ce mystère comme la chance la plus grande de notre civilisation ? Mais le pouvoir appartient désormais aux jeunes générations, qui n’ont pas de temps à perdre, pas le temps d’attendre la révélation de l’intimité qui s’établit peu à peu entre l’être qui chaque jour la côtoie et la porte insondable. Demain vous saurez s’il était possible, et s’il était sans danger, de la détruire. Si c’est le cas, je ne sais pas ce qu’il en sortira. Peut-être s’agira-t-il du meurtre rituel qui dit-on fonde ou refonde une communauté en devenir ; peut-être au contraire ce geste marquera-t-il la fin de la forêt, le commencement d’une décadence irréversible ou la révélation d’une décadence jusqu’alors larvée… Ces questions ne m’importent plus. Je n’en connaîtrai jamais la réponse. Je m’en vais répondre à l’appel d’autres questions, plus anciennes et plus essentielles. Ma main, sur la poignée, tremblera quelques minutes peut-être, avant de la tourner, avant que ne s’ouvre une dernière fois la porte, que je franchirai sans, moins que jamais, nul espoir de retour — sans désir de retour. J’ai longuement médité mon geste, tous les jours, pendant des années ; je dois le précipiter, à cause du vote que je n’ai pas su empêcher ; mais je suis prêt. Savoir et trouver, désormais, m’importent moins que partir et changer.

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