Journal du conteur

Les portes

Oisif et curieux, je passe mon temps à ouvrir des portes parmi les innombrables qui criblent ma tête. Beaucoup de murs là, certes, mais plus encore de portes que de pans de mur, et la plupart non verrouillées. Je continue à penser qu’elles ne devraient être que symboliques, que je devrais pouvoir traverser les murs de ma tête, mais je n’y suis jamais parvenu.

À tous les coins de rue, tous les quelques pas, et même en plein champ, je trouve une porte que je ne connais pas, je tourne sa poignée et j’entre, curieux de ce qui se passe dans ma tête. Habituellement je ne reconnais pas grand-chose. Des champs, des forêts touffues que je ne peux pénétrer, des mers de collines jusqu’à l’horizon, que je parcours en tous sens pendant des jours, des intérieurs quelconques et variés. Beaucoup de portes — peut-être la majorité — qui n’ouvrent que sur d’autres portes. Et des villages déserts. Parfois j’aperçois de loin une ou quelques silhouettes, des ouvriers au travail, mais si je m’approche ils disparaissent, et je ne trouve que les ateliers, les champs, les établis désertés, avec les manches des outils encore chauds. Seuls les animaux ne fuient pas à mon approche. Au début, poliment, je frappais aux portes… j’ai vite arrêté, d’abord parce que je suis chez moi, et parce que de toute façon les éventuels habitants sont toujours déjà loin quand j’ouvre une porte, que j’aie frappé ou non, et aussi soudainement que j’aie pu l’ouvrir.

Certaines portes sont fermées à clé : je suis obligé de fouiller dans mes poches, parmi les milliers de clés dépareillées que je transporte continuellement avec moi et qui tintent ridiculement à chacun de mes pas, effrayant les lapins qui pullulent. Au bout de quelques dizaines de clés essayées, ma patience est à bout et je m’en vais sans ouvrir la porte. Si par un chanceux hasard j’ai pu trouver la bonne clé assez tôt, j’entrouvre prudemment la porte et jette un coup d’œil à ce qu’elle cache. Parfois je comprends tout de suite pourquoi cette porte était fermée à clé et je me hâte de la refermer, mais plus souvent je ne trouve guère de différence entre ce que je vois là et ce que je vois derrière la plupart des portes : les mêmes villages, les mêmes intérieurs quelconques, les mêmes champs, les mêmes déserts jusqu’à la mer, que j’ai fini par atteindre. Là se situe le port. Je l’ai d’abord trouvé désert, mais cette fois je suis resté là, assis sur les quais, à attendre. Au bout de trois jours, la population a été obligée de revenir car les marchandises commençaient à pourrir. Et ainsi pour la première fois je peux observer les habitants de ma tête. Je suis à la fois déçu et rassuré par leur banalité. Seule me choque encore parfois leur méfiance absolue à mon égard : ils font comme s’ils ne me voyaient pas, ils ne me regardent jamais dans les yeux, ils détournent leurs yeux quand je les cherche, aucun d’eux, même un enfant (d’ailleurs je n’en ai jamais vu) ne m’a jamais adressé la parole, et leur indifférence muette est telle que j’ai rapidement cessé de les interpeller, même grossièrement, et de leur adresser des questions toujours sans réponse. Je reste donc la plupart du temps au milieu des caisses et des containers, à fouiner pour trouver quelque chose qui me deviendrait précieux.

En haut d’une tour, derrière une énième porte ouverte au hasard, j’ai trouvé un studio qui m’a plu. J’y ai emménagé, et je l’appelle mon bureau. Là je rapporte mes trouvailles, et m’installe peu à peu. Ne devrais-je pas diriger l’empire de ma tête, me dis-je souvent, allongé sur mon lit, ne devrais-je pas donner des ordres, décider de tout jusqu’au moindre détail ? Mais si je reste une semaine à regarder le plafond, la vie suit son cours, les bateaux continuent d’arriver au port, les cargaisons toujours nombreuses d’être débarquées…

Et pourtant je vois clairement que, bien que les habitants soient tous de bons travailleurs, c’est le chaos dans ma tête, un chantier perpétuel : c’est la direction qui fait défaut, remarqué-je à chaque instant. Et qui d’autre que moi pourrait s’en occuper ? Mais à qui donner mes ordres, à qui m’adresser quand nul ne m’écoute ni ne me répond ? Je n’ai pas trouvé le moyen d’exercer ici mon pouvoir, mon devoir. C’est peut-être mieux ainsi : ce serait trop pour un seul homme. Je devrais me contenter de ne donner que de vagues directives, j’indiquerais des voies à suivre et d’autres à délaisser mais dans le détail je ne pourrais être d’aucun secours. J’aurais beau contempler par les fenêtres de mon bureau aérien l’ampleur des travaux, je ne mesurerais pas la réussite ni la direction de l’ensemble. Mes ordres seraient-ils appliqués ? Je ne serais la plupart du temps même pas capable de m’en rendre compte. Dans le grand bureau céleste je recevrais les explorateurs et j’écouterais leurs récits, d’après lesquels je devrais tenter d’entrevoir dans ce qui n’est pas encore possible et dans ce qui l’est à peine le désirable et le raisonnable vers lesquels tendre. Mais les récits seraient le plus souvent tellement contradictoires qu’ils ne feraient que me rendre encore plus difficile la prise de décision. Je ne voudrais pourtant pas cesser de décider et abandonner mon empire au hasard, et j’aurais alors souvent la tentation, pour simplifier et rendre plus efficace l’exercice de mon pouvoir, de faire bâtir tout autour de l’empire une muraille infranchissable. Il n’y aurait que quelques portes, peut-être une seule, les entrées, les sorties seraient sévèrement contrôlées, toutes les marchandises en transit seraient consignées dans un index détaillé grâce auquel je connaîtrais précisément le territoire, le personnel et le mobilier de mon empire et contrôlerais précisément mon état et les possibilités de son évolution. Je pourrais tout régenter, les rues sentiraient l’ordre et l’unité d’un projet maîtrisé…

Derrière ces murailles je n’irais jamais voir. Là-haut seul dans ma tour, contemplant derrière mes fenêtres célestes l’étendue rationalisée, seul dans un monde achevé, je n’aurais plus qu’à attendre la mort… Et dans mon lent et morne désespoir j’appellerais secrètement le chaos au secours.

Résigné donc au chaos dans ma tête, résigné à l’imprécision, peut-être même à l’inutilité des ordres que je pourrais donner pour le réduire, résigné à l’impossibilité où je me trouve de les donner et d’agir dans ma tête, il me reste à me résigner encore à ce que je sais depuis longtemps sans vouloir l’admettre : que c’est du dehors, indirectement, que je peux agir sur ma tête, que seulement ainsi je peux diriger mon petit empire intérieur. Pour cela, cesser mes explorations errantes, cesser d’être inutilement curieux de toute quelconque porte trouvée par hasard, cesser de me contenter de permettre, sans rien faire, l’existence de tout ceci, cesser d’attendre, me lever de mon lit, sortir de mon studio, descendre de ma tour, et franchir la porte, la dernière et la plus précieuse de toutes : celle qui mène hors de ma tête (et par là, éventuellement, dans toutes les autres).

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