Journal du conteur

Les archives

Je circule dans les archives. Partout où je regarde, je ne vois que musées et bibliothèques éventrés, qu’étagères et vitrines atterrées dans la poussière, que monuments défoncés, que statues profanées, que reliques brisées, que bureaux, locaux, matériel saccagés. Je sais que si je descends dans les caves je ne trouverai que parois effondrées, piliers rompus, roche à nu, collections en grande partie détruites par le feu, par les inondations, pourrissant dans les cendres et la boue, infestées d’insectes et de rats : comme tout le monde, je ne m’y risque pas.

On avait voulu, par précaution, tout conserver, censément pour toujours. Les archives s’étaient mises à grossir démesurément, bâtiment après bâtiment sur tous les continents ; en quelques siècles elles avaient recouvert toutes les terres : les archives étaient devenues le monde entier. L’administration mondiale des archives avait supplanté les nations, dominait le monde et décidait de son avenir, employait la très grande majorité des humains. On naissait, vivait, mourrait dans les archives ; on travaillait directement ou indirectement pour les archives ; pendant ses vacances on allait visiter des portions lointaines des archives… Une vie routinière, entièrement tournée vers le passé ; des siècles d’efforts politiques étaient parvenus à annihiler toute créativité : le développement s’était arrêté, aucun événement digne d’être remémoré ne survenait plus, aucune connaissance, aucune œuvre, rien n’était plus produit qu’il aurait fallu ajouter aux archives en dérangeant la perfection de leur ordonnancement. Elles étaient pleines, fermées, on avait clos leur catalogue ; il n’y a avait plus qu’à les entretenir indéfiniment. Pendant plusieurs autres siècles elles s’étaient maintenues : on changeait les ampoules, les systèmes de surveillance défaillants, on nettoyait les rues des gigantesques musées à ciel ouvert qu’étaient devenues les villes… La bonne volonté et le zèle de quelques employés, à tous les niveaux hiérarchiques, suppléaient l’indifférence et le laxisme de la plupart. Mais peu à peu ça n’avait plus suffi, et le temps était finalement venu où les archives avaient succombé sous le poids de leur propre immensité, de leur immobilité : le déclassement, le désordre, la saleté s’étaient installés ; des portions toujours plus grandes des archives, bientôt des territoires vastes comme d’anciens pays, avaient été négligés et avaient fini par être laissés à l’abandon, dans l’indifférence de la plupart des hommes, conditionnés à la plus servile apathie. L’aboutissement de cette lente dégradation est sous nos yeux : livrées au chaos, livrées aux intempéries qui peu à peu les décomposent, les archives ne sont plus que des ruines. Et dans ces ruines de la stagnante mémoire où beaucoup errent encore hallucinés, dans ces ruines qui ressemblent de plus en plus à des ordures, la résolution, l’imagination se réveillent, la vie renaît et l’avenir se rouvre et se déploie.

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