Journal du conteur

Les grandissants

L’homme s’avance à l’intérieur de lui ; il monte, il grandit. D’abord il est tout petit au sein d’une immensité, qui l’emplit de crainte et de respect, comme dans un lieu sacré. Peu à peu, il se met à occuper cet espace, à remplir son corps comme un enfant les vêtements de son père. Ses bras intérieurs grossissent, s’allongent, et se glissent dans ses bras comme dans des manches, ses jambes intérieures, de même, s’enfoncent dans ses jambes comme dans des pantalons, sa tête intérieure, dans son crâne comme dans un casque, une cagoule, et le voilà qui a rejoint sa propre forme, buté contre son propre corps. Sa croissance intérieure est théoriquement finie.

Peu, très peu d’hommes parviennent à dépasser ce stade, et à continuer leur croissance intérieure. Il y faut beaucoup de volonté, de force, une grande lucidité, de la chance aussi, du temps. Cette croissance prend des formes nouvelles. Quelques-uns vont pousser, pousser, jusqu’à muer, changer de corps pour un plus grand, qu’ils pourront de nouveau remplir ; ceux-là sont très rares cependant. D’autres vont grossir, se faire grossir, pour se donner plus de place à occuper ; ceux-là sont rares aussi, mais peut-être moins. D’autres enfin ont trouvé le moyen de continuer leur croissance intérieure dans les limites de leur extériorité : ils grandissent encore à l’intérieur de leur croissance elle-même. Ce n’est pas visible, sinon à leur sourire, ce n’est pas dangereux ni vulgaire. Cette croissance dans la croissance est potentiellement sans limite, et ceux qui la réussissent peuvent même ne jamais, leur vie durant, cesser de grandir à l’intérieur d’eux-mêmes, sans rencontrer d’obstacle infranchissable ; ceux-ci, extrêmement rares, on les appelle les grandissants.

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