Journal du conteur

Les vies sont partout aux détours du chemin…

Les vies sont partout aux détours du chemin, ici dans les champs, là sous les racines de l’arbre mort… Qui creuserait dans le cimetière trouverait aussi des vies, pleines pépites qu’il n’aurait qu’à ramasser, ramener, conserver. C’est ce que je fais, depuis longtemps. Je possède un grand coffre, plein de vies. Parfois je l’ouvre, et je les regarde ; j’en ai vraiment beaucoup dans mon grand coffre et je suis loin de me souvenir de toutes, de me souvenir des endroits où je les ai trouvées. Je fouille dans le coffre, je prends des vies au hasard, je les observe attentivement. Il est difficile de savoir ce qu’elles contiennent. Je dois les laver, les regarder tenues dans la lumière — et parfois je peux apercevoir des morceaux de ces vies, des cheminements, des familles, des naissances et des morts, des lieux et des époques… Mais le plus efficace, le seul moyen vraiment efficace à ma connaissance pour tout voir de ces vies, je ne l’emploie que rarement, bien qu’il soit simple. Quand je m’en sens le besoin, quand je ne peux pas y résister, je prends un petit marteau, et au-dessus d’un grand plateau, d’un seul coup, je brise une vie. D’ordinaire je sais y faire et je ne la fais pas exploser en éclats innombrables qui vont se perdre partout et dont je retrouve encore certains par hasard, des mois plus tard ; non, d’ordinaire je les brise en deux, je les ouvre : alors je peux les contempler à loisir, pendant quelques minutes, pendant qu’elles noircissent, se racornissent. Je les déplie très doucement, méticuleusement, à la lumière je contemple les longs filaments qui miment les chemins de ces vies et que mes doigts, mon souffle oxydent, j’essaie de les fixer dans ma mémoire pendant les quelques secondes où la lumière ne les ayant pas encore brûlées les sublime, je les absorbe et les détruis. Cela ne dure que quelques minutes, souvent moins, très vite je suis devant une coquille vide, un minuscule cercueil plein de cendre noire ; mes étagères sont pleines de ces reliques bouleversantes des vies que j’ai tenues, des vies que j’ai vécues, un instant, rien qu’un seul instant, les étagères de ma mémoire aussi. Alors je referme le coffre et je reste longtemps à pleurer sur son couvercle, prostré, immobile. Je meurs, je me pleure, jusqu’à maintenant je suis chaque fois rené.

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