Journal du conteur

On t’attaque, mais tu ne te défends pas…

On t’attaque, mais tu ne te défends pas. Tu te contentes d’esquiver. Tu ne veux pas remporter le combat, tu ne veux même pas combattre. Au lieu de penser à toi, à ton honneur — que tu as certes perdu il y a bien longtemps, sans vergogne, et qui ne te manque pas —, tu ne penses qu’au monde : à ne pas augmenter la violence, la colère, la souffrance dans le monde. Entre deux esquives tu incites ton assaillant au calme, à la modération. Il y a peu de chances que ce soit efficace, tu le sais, et de fait la plupart du temps il s’en énerve au contraire, et redouble d’efforts pour te frapper. Tu te tais alors, économises ton souffle, et bientôt tu te mets à fuir. Si ton assaillant te poursuit, tu adaptes ta vitesse à la sienne : dès que tu l’as trop devancé et qu’il risque de ne plus te voir ou de se décourager, tu ralentis, et tu l’attends. Tu le traînes ainsi après toi aussi longtemps qu’il le peut. Tu ne t’arrêtes que lorsque ton assaillant s’est effondré, épuisé, et ne peut plus se lever. Tu fais alors demi-tour et avances vers lui, très lentement afin d’avoir le temps de reprendre ton souffle. Tu jettes ses armes à l’écart. Tu t’assois à côté de lui et lui donnes à boire de ta gourde. Quand il a repris assez de souffle pour parler, tu lui demandes très poliment de t’épargner. Suivant sa réponse, tu l’aides à se relever et l’accompagnes sur le chemin du retour jusqu’à la cité, ou tu lui tournes le dos, l’abandonnes et rentres sans lui. Mais dans tous les cas une fois rentré tu apprêtes à son intention une cabane sous les murs de la cité, où, s’il s’y installe, tu iras le voir chaque jour pour lui porter à manger et lui montrer figure humaine, jusqu’au jour où tu pourras le ramener entre les murs. Seulement s’il s’enfuit sans retour, tu sais que c’était vraiment sans espoir, ou du moins que tu n’étais pas assez habile pour le susciter.

(Mais comme tu es le plus faible, le moins vif, le moins endurant de tous, cela tu le rêves seul dans ta chambre, oubliant un instant que tu ne saurais esquiver le moindre coup ni remporter la moindre poursuite.)

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