Journal du conteur

Pendant des siècles…

Pendant des siècles, peut-être des millénaires, peut-être depuis sa création, peut-être n’avait-elle été créée que pour ça — la communauté avait suivi le chemin laissé par les traces de celui que certains en son sein nommaient le dieu, d’autres le prophète, d’autres le premier d’entre eux, d’autres l’enfant, d’autres la voie, d’autres le sens, d’autres l’essence, d’autres la vérité, d’autres l’origine, d’autres la fin, d’autres les cieux, d’autres le centre… Maintenant la communauté, à peine plus nombreuse qu’elle ne l’était dans ses plus vieilles légendes, enfoncée dans l’immense désert blanc, sous le soleil ardent, serpentait entre les dunes, suivant encore les traces que le sable portait. Tout à coup, inopinément, les traces cessaient. Le chemin s’arrêtait là — nulle part —, comme si le dieu, ou le prophète, ou le premier… là s’était envolé. Les hommes s’effondrèrent, pleurèrent comme ils n’avaient jamais pleuré, beaucoup voulurent mourir, aucun ne s’y résigna. Un audacieux — jusqu’alors ignoré tel y compris de lui-même — fit ce que personne avant lui n’avait jamais osé ni vu oser faire (du moins nul ne s’en souvenait, nulle légende ne le mentionnait) : il posa ses pieds dans les traces de pas. Il demeura ainsi, un moment, immobile, scrutant des yeux le sable ou le ciel comme s’il cherchait quelque chose ; puis il sourit, d’un geste de la main il engagea chaque membre de la communauté à le regarder, et, sous leurs yeux fervents, dans le plus exaltant silence, il accomplit deux pas. Il ajouta ses propres traces à celle du chemin du dieu, du prophète, du premier… et ses traces ne s’en distinguaient pas, elles allongeaient le chemin, qui tirait la communauté, sauvée — au moins pour un temps —, stupéfaite, peut-être abolie. Sans que rien n’ait changé en lui qui l’en eût soudain rendu digne, sans révélation, l’homme était désormais le chemin.

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