Journal du conteur

Par terre il y avait des mains…

Par terre il y avait des mains. C’était un champ de mains. De petites mains rouges aux ongles rouges, crasseuses, pitoyables. Elles se tendaient, se tendaient de toute leur force… Mais elles n’attrapaient jamais rien, rien qui vaille. Un scarabée, un escargot, un ver de terre, exceptionnellement un papillon… Alors elles serraient, elles écrasaient avec délectation. Malgré cette petite cruauté, elles étaient tellement pauvres et misérables, à passer la plupart de leur temps à presser en vain de la terre, des brins d’herbe, même des cailloux, que parfois je m’abaissais jusqu’à leur hauteur, et négligemment laissais traîner ma main. Elles s’en saisissaient avec frénésie, une onde de folie parcourait les rangs. Comme elles se battaient, les mains proches ! Je n’avais pas assez de doigts ! Elles serraient, serraient. Ce n’était même pas douloureux. Je restais là patiemment, j’attendais. Ce n’était pas bien long. Au bout de quelque temps, épuisées, elles relâchaient leur étreinte. Elles voulaient, elles auraient voulu, je le voyais bien, serrer encore, serrer plus fort, s’engloutir dans cet effort… Mais je n’avais pas la patience d’attendre qu’elles aient récupéré leurs forces, je retirais ma main. À peine besoin de tirer, mes doigts glissaient tout seuls hors de leur poigne tremblante. Je les regardais encore quelques instants se tendre avec ferveur, puis, quand épuisées, peut-être désespérées, elles s’affaissaient lassées, prostrées, je m’en allais. Pour les petites mains rouges aux ongles rouges, je ne pouvais rien faire de plus.

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