Journal du conteur

Quand l’orage a commencé…

Quand l’orage a commencé, les enfants, surpris, se sont mis à courir ; les vieux, qui l’avaient senti imminent malgré l’absence d’éclairs et de tonnerre annonciateurs, ont continué à avancer, las et résignés. Nulle part où s’abriter tous à moins d’un jour de marche. La pluie dense a rapidement dissous la fine carapace de boue sèche et de poussière qui couvrait les corps, alors ainsi dénudés, livrés au prochain soleil, aux insectes, peut-être à la honte. De leurs bras pâles, les jeunes gens masquent maladroitement leurs organes génitaux. Les autres laissent faire, soit que séduction, désir et sexualité leur soient encore étrangers, soit qu’ils aient appris à porter leur corps et leurs ans sans impudeur. Pas de gestes inutiles. L’orage sera bref, mais les prochaines mares de boue sont encore loin.

Sitôt le ciel sec, on s’est roulé dans la boue fugace, ou du moins enduit corps et visage. Le soleil revient, et la nuit non plus n’est pas proche.

Le lendemain midi, les meilleurs yeux ont enfin discerné le plus sûr repère : la cabane en contrebas de laquelle on pensait trouver de la boue. Mais le sol est si plat de ce côté que la distance se compte encore en jours avant là-bas : deux ou trois.

Ce fut long, ou du moins lent, mais pas de terrible surprise : la boue est là. Malgré le harassement du parcours, les enfants, distingués de loin d’après leur stature et leur gracilité, convertissent en course d’élan les derniers mètres et se jettent dans les mares opaques, bientôt rejoints par les adultes. Quel soulagement ! Enfin, le contact de la matière souple, riche, lisse, homogène, élastique ; le tapis le plus doux qu’ils fouleront jamais ! Certains sont pressés : vite, se laver de la pluie qui les a souillés ; vite, avec la boue fraîche frotter la boue sèche ! D’autres se contentent de s’immerger, de laisser la boue agir d’elle-même, bain délassant, havre et oasis. Nul n’a besoin de préciser ou de se faire annoncer que bien sûr ils ne partiront pas tant que la nourriture ne manquera pas ou que les mares n’auront pas été asséchées. Il faut certes que les enfants apprennent à trouver les autres mares pérennes et cycliques, à cohabiter avec éléphants et hippopotames, à se contenter parfois de trous étroits pour se laver, pour s’enduire de la carapace protectrice des regards, des rayons, des dards. Mais nulle urgence. Laissons-les se prélasser, embourbés jusqu’au cou.

Mais qui est cet homme seul qui descend de la cabane et lentement s’approche ? Moi. J’ai deviné de loin leur masse en mouvement ; intrigué, j’ai suivi leur avancée dans ma direction au fil des jours, de plus en plus curieux et de moins en moins anxieux à mesure qu’ils grossissaient dans mes jumelles et que je distinguais mieux leur allure paisible et leur dénuement.

Je les ai observés jusqu’aux mares et vus tous entrer dedans, s’y ébrouer, s’y frotter de boue. Il n’a pas fallu longtemps pour que ma répugnance le cède à la curiosité, au désir d’un contact amical avec ces gens à l’évidence pacifiques et fourbus. Pourquoi pas ! me suis-je dit tout à coup. Quelles vaines craintes, quelles conventions déplacées me retiennent ? Ose ! Et me voilà : j’attends d’être au bord de la mare la plus proche, et qu’ils aient compris et agréé mon intention de les imiter, pour me dénuder. Ils me regardent avancer, immobiles et silencieux. Je suis attristé, mais pas surpris, de discerner la peur dans leurs yeux. Non, je ne viens pas vous chasser (comment le pourrais-je ?). Pour les rassurer, j’affecte une bonhomie qui annule étrangement ma timidité, comme si je jouais un rôle ; je marche lentement, je chantonne, comme si j’étais inconscient de leurs regards convergents sur ma personne et mon action. J’atteins les mares et leur demande si ça ne les dérange pas que j’y entre moi aussi. Quelques secondes suffisent pour nous rendre compte que nous ne partageons aucune langue. J’hésite un instant à renoncer, puis mime la nage en regardant le plus proche d’entre eux, une femme attentive à l’expression inscrutable. Devant leur absence de réaction, je commence à me déshabiller. La place ne manque pas de ce côté des mares, et, nu sous le ciel pour la première fois depuis si longtemps, trop longtemps, ma peau déjà mordillée par les rayons d’un soleil pourtant déclinant, je me presse d’entrer dans la boue, autant pour cacher mon sexe et la pâleur et la maigreur de mon corps que pour ne pas céder à l’instinct qui me pousse à m’enfuir, à ne pas me risquer là où je ne vois pas ce que j’effleure.

À ma propre surprise, cette grande réticence initiale et viscérale ne dure pas. Dès que mes sensations ont pu réprimer mon imagination, un bref émerveillement lui succède, un grand bien-être, une évidence ; je me sens brusquement à l’aise comme un habitué de toujours, et je peux m’approcher de leur groupe, poussant sur le fond vaseux, m’aidant des bras pour progresser ; je m’arrête à mi-distance entre la prudence et la civilité. Par signe ils me font comprendre de quelle direction ils viennent, et moi je désigne dans mon dos la cabane qui me sert de bureau et de chambre. Comprennent-ils que les quatre doigts tendus de ma main droite signalent le nombre d’années de ma présence ici ? Je ne le parierais pas. Je me contente alors d’observer puis d’imiter leurs gestes : comment ils se lavent avec de la boue.

La nuit tombe rapidement et je leur fais signe que je vais rentrer chez moi. Un dernier salut, main levé, et je ne me retourne pas. Chez moi je n’aurais pas résisté à une douche si j’en avais disposé.

Chacun des jours suivants, je me fais une plaisante habitude de partager quelque temps leur bain et leur compagnie, sinon leurs conversations, d’ailleurs brèves. J’apprends à connaître la boue, à m’en frotter minutieusement, à la garder sur mon corps ; à rester immobile dos au soleil et tête sur la berge, immergé dans cette substance tiède et grasse où, je le soupçonne, il est si facile de ne plus savoir à qui appartient tel membre effleuré, telle peau caressée, affectueusement exfoliée. Ils ne s’ennuient pas. Leurs sacs mincissent.

L’un d’eux, me voyant une fois essayer vainement de me frotter le dos, s’enhardit à m’aider. Je parviens à réprimer un tressaillement de crainte, et me réjouis aussitôt de ce contact, bien plus que de sa finalité. Quand les doigts durs ont cessé, je me retourne et constate qu’ils appartiennent à une très vieille femme, ridée, fripée, sombre. Il me semble percevoir dans son regard sans aménité l’endurcissement d’une longue vie de sacrifice, mais son geste, si je l’interprète correctement, a démenti l’austérité de son expression. À la suite de ce contact, et comme s’ils n’attendaient que cela, les enfants se mettent chaque jour, à tour de rôle, à me frotter le dos, avec rudesse et enthousiasme, en riant. C’est, semble-t-il, pour eux à la fois un jeu et un privilège, et le respect scrupuleux des tours de rôle est l’objet d’une discipline collective qui n’épargne pas la violence aux tricheurs attrapés. Mis à part cet attouchement sans parole ni contact visuel, c’est comme si je n’existais pas pour eux, enfants et adultes ; ils n’ont manifesté aucune curiosité envers ma cabane ni ma personne ni mon histoire. La boue leur suffit.

Le sixième jour, réveillé tôt je constate qu’ils ont disparu. Éperdu, puis accablé, inquiet, puis mélancolique, je suis quelque temps les traces déjà sèches de leurs pas. Je me rends compte qu’ils sont presque passés sous mon unique fenêtre, sans me réveiller. Ils ont trop d’avance, et les vallons, de ce côté, masquent déjà leur parcours et leur troupe.

Ils sont repartis, tous marron ou gris, presque en file indienne, informes et silencieux dans la nuit ; reposés, proprement couverts de boue fraîche… Voulaient-ils fuir discrètement mon attention, pourtant muettement bienveillante ; rendre de ma part poursuite et pistage impossibles ? Plus sûrement, indifférents à ma personne et mes intentions, c’est la chaleur qu’ils fuyaient : celle du jour, en partant la nuit ; celle de l’été, en partant maintenant.

Car ces petites mares évidemment ne constituaient qu’une courte étape sur leur chemin. Je crois savoir où ils vont : la grande zone spongieuse, marécageuse, intermédiaire, au sud, près du grand fleuve et communiquant par périodes avec lui. La terre y cède sous le pas ; je comprends maintenant qu’on enfonce avec délectation ses pieds nus dans la couche de boue superficielle.

Je lorgne les mares. Sans eux, je n’ose plus. Sandales ôtées, je me contente de marcher dans la boue du bord, attentif au doux contact, au contraste entre la chaleur croissante du soleil et la fraîcheur qui monte dans mes mollets. Reviendront-ils ? J’en suis persuadé. Je le souhaite. Le territoire comme le régime de l’eau sont cycliques. J’attends déjà leur retour avec impatience, même si je sais qu’il ne faut pas y compter avant la fin de l’imminente saison sèche. J’espère seulement qu’il interviendra avant mon propre départ, mon propre retour, non désiré, peut-être nécessaire, en tout cas déjà programmé, contraint, et probablement définitif.

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