Journal du conteur

Quand la file d’attente et l’impatience ont trop grandi…

Quand la file d’attente et l’impatience ont trop grandi, la foule s’exaspère, quelques-uns commencent à pousser, bientôt imités — de gré ou de force — par tous leurs devanciers, et les portes du théâtre sont forcées. On fait irruption dans les travées ; en quelques instants les dernières places et même les accoudoirs sont tous occupés ; les gens accroupis au pied des sièges essaient de distinguer la scène entre les dossiers des fauteuils et les têtes… La salle entière est comble, mais tout le monde, loin de là, n’a pas pu entrer encore, et le spectacle continue, sans entracte, à marche forcée. Ceux qui sont demeurés coincés dehors continuent à pousser ; de proche en proche ils appuient sur le dos de ceux qui se pressent aux portes de la salle, qui à leur tour ne peuvent que pousser sur les spectateurs… si bien qu’au bout d’un moment, par la seule force de cette poussée continuelle, des spectateurs sont jetés sur la scène. Nécessairement ce sont ceux qui étaient les plus proches d’elle, donc ceux qui sont là depuis le plus longtemps, peut-être depuis assez longtemps pour avoir déjà au moins une vague idée du sens du spectacle, qui leur permet, bien qu’il ait commencé depuis très longtemps — bien avant leur naissance —, de s’y intégrer mieux que n’auraient pu le faire les derniers arrivés, qui ont à peine pu jeter un coup d’œil sur la scène, qui sont trop loin pour entendre distinctement les acteurs et attendent impatiemment — moins impatiemment que lorsqu’ils étaient dehors, toutefois — de découvrir de quoi il retourne.

Les acteurs de leur côté, suivant les moments accueillent les nouveaux venus avec plaisir voire avec soulagement — ils vont enfin pouvoir se reposer —, ou bien tentent de les rejeter ou en tout cas d’en empêcher d’autres d’envahir la scène en tenant pointées vers la salle des piques effilées. Un œil est crevé de temps en temps, et les cris, les soubresauts qui agitent à cette occasion toute la foule de la salle arrêtent pour un temps toute poussée. Mais pour un temps seulement, car dehors la foule est sans cesse renouvelée pour assister au spectacle qui se joue sur la scène, où la plupart des acteurs ont à peine le temps de choisir ou d’inventer leur rôle, de décider à qui s’adresser, de balbutier, en réponse à une question qui ne leur était peut-être même pas adressée ou du moins pas seulement à eux, la réplique presque toujours mal improvisée qu’ils avaient cru préparer — qui passe inaperçue, ne change rien, aurait parfaitement pu ne pas être dite —, tandis qu’on les pousse à bas de la scène vers la coulisse d’où ils courent se remettre dans la queue — avec peu d’espoir cependant : chacun sait que rares sont ceux qui ont la chance d’obtenir plus d’un seul passage dans leur vie.

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