Journal du conteur

Ton père est un géant…

Ton père est un géant, et toi-même seulement un homme ; que peux-tu faire ? Pour chacun de ses pas, il t’en faut faire dix ; même si tu cherches à t’éloigner de lui, il a tôt fait — peut-être involontairement, en passant — de te rattraper, et d’annuler tes velléités d’indépendance. C’est pourquoi tu décides de partir pour toujours, aussi loin que tu le peux ; tu t’exécutes, en cachette ; dorénavant, si tu veux vivre libre — et tu n’es pas sûr de le vouloir, ni d’avoir la force de supporter, encore moins d’apprécier cette vie — tu devras te cacher. C’est le seul avantage que ta petitesse te confère : aux yeux d’un géant comme ton père, tu es difficilement repérable. Vivre ainsi, de buissons en cabanes, de fourrés en forêts ; et, à chaque fois que ton père sera dans les parages, à chaque fois qu’il passera juste au-dessus de toi sans te voir, à chaque fois que sa voix tonnera au-dessus de ta tête, tu n’auras jamais d’autre désir que celui, avide mais désespérant, d’être trouvé par lui, d’être caressé, réconforté, protégé, sauvé, emmené, ramené — comme tu t’abandonnerais ! Comme tu abandonnerais facilement ta vie misérable, difficile ! Mais il ne te trouve pas, tu es bien caché, ou c’est sa vue qui, avec l’âge, décline, ou encore peut-être ne te cherche-t-il pas ; et il s’éloigne et tu le regrettes amèrement. Tu poursuis ta quête errante. Tu n’as qu’un désir : rentrer à la maison ; mais tu n’aurais jamais le courage de rentrer aussi minuscule que tu es parti. Tu cherches le grandissement. Comme si tu pouvais le trouver tel quel, offert… tu sais pourtant bien que même si tu y parvenais, ce ne serait qu’un leurre : un costume trop grand pour toi — ton père ne s’y tromperait pas. Tu ne peux pas vouloir cela : tu dois te résoudre à la patience. Dans ta quête — ou est-ce devenu une fuite ? —, tu cherches donc les occasions de grandir, les outils et les actions qui t’élèveront honnêtement jusqu’à la taille de ton père — peut-être : il n’y a de toute façon pas d’autre possibilité.

Si, pourtant, une autre possibilité : regarder le père, et le voir réduit à la taille d’un homme normal — c’est l’admiration qui fait la différence de taille. Mais à cela, tu ne pourras jamais te résoudre : vivre misérable, vivre solitaire, tu y es résigné ; vivre, en plus, sans dieu, tu ne le supporterais pas.

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