Journal du conteur

Un testament

Le soir de mes trente-deux ans, au travers d’une ivresse doublement de circonstances, je reçus la nouvelle de la mort soudaine de mes deux parents : leur hélicoptère s’était écrasé. Fils unique, j’héritai alors d’une des plus grosses fortunes de l’Occident. Il me fallut quelques mois pour convaincre les nombreux associés de mes parents devenus les miens, et les gros actionnaires de nos sociétés, que j’étais bien dégrisé et sérieux lorsque je leur répétais que je voulais absolument tout vendre, jusqu’à la dernière action, que je ne voulais rien conserver d’autre que de l’argent sur un compte en banque. Au début, agacé, j’ajoutais que tel était mon droit ; mais rapidement je me découvris des aptitudes à la négociation d’affaire que je ne me serais jamais crues, devins capable de répliques et de regards secs et francs qui décourageaient les questions et forçaient l’exaspération de mes interlocuteurs. J’étais d’un calme, d’une patience, d’une lucidité hallucinés ; parfois je croyais voir au travers de ceux qui sans cesse tentaient de me dissuader ou, pire, essayaient de me comprendre. Tous se lassèrent avant moi, et en un peu plus d’un an je parvins au but que quelques minutes seulement de réflexion, dès le lendemain de la mort de mes parents, à mon réveil en sursaut, m’avaient rendu évident. Je n’avais plus aucune famille sinon de lointains cousins avec lesquels je refusai de renouer, pas d’épouse ni d’enfant, aucune liaison sérieuse avec quiconque. D’après mon comportement scandaleux, on m’accusa plusieurs fois de meurtre, mais il fallut se rendre à l’évidence : je n’avais jamais vu cet hélicoptère, personne n’aurait pu prévoir ce vol inopinément décidé, et les conditions météorologiques ainsi que la topographie du terrain survolé, d’après l’enquête, à trop basse altitude, élucidaient complètement l’accident.

Ma fortune extravagante et sa disponibilité sans équivalent excitaient l’imagination des journalistes, qui, malgré la discrétion que je m’imposais et que j’avais vainement tenté d’imposer à tous ceux à qui et grâce à qui j’avais tout vendu, spéculaient en première page des magazines sur mes intentions. J’aurais pu acheter certains pays d’Afrique. Je me contentai de l’île de… J’en acquis la souveraineté en plus de la propriété, et entrepris d’y établir un nouvel État, une nouvelle société, mon utopie. Je n’avais pas de plan, que des refus. Avec une naïveté revendiquée, je voulais tenter une société sans économie, sans circulation monétaire, sans lois écrites mais sans arbitraire, sans propriété privée du sol, et paradoxalement sans héritage…

Depuis, et pendant plus de cinquante ans, j’ai tenté de créer le paradis sur terre, en vain. Je tairai la longue liste de mes essais : n’importe quel abrégé de l’histoire du monde suffit pour en donner une idée suffisante.

Après l’échec de la dernière de mes tentatives utopiques, à court d’idées, dépité, je suis resté sur mon île avec ma cinquantaine d’enfants, mes femmes, mes bonnes, mes paysans, mes pêcheurs. J’emploie le reste de ma fortune à faire vivre cette petite société sur laquelle je règne dans la bonhomie. J’ai maintenant quatre-vingt-dix ans passés, et si je n’abdique pas ce n’est pas dû à ma bonne santé persistante mais à mon imprévoyance revendiquée : tout ce que j’avais médité, décidé, a échoué, il ne me reste qu’une seule forme politique à essayer (je ne sais si c’est un dernier espoir ou la dernière fantaisie d’un désespéré) : le chaos — celui qui, je l’espère bien, s’épanouira au sein du vide juridique et du dénuement délibérés dans lesquels mes citoyens se trouveront à ma mort !

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