Voici les hommes, ils chantent…
Voici les hommes, ils chantent. Le même sourire étire leurs lèvres et réjouit leur face. Leurs yeux révulsés levés au ciel, ils marchent au pas, une main sur la tête écrasant leurs cheveux ou leur couvre-chef, l’autre posée sur l’épaule de leur devancier dans la grande phalange. La voix immensément amplifiée du chanteur, fondue en un unisson presque parfait, les tire et les guide. Ils n’ont pas besoin de regarder où ils marchent, ils ne sentent pas les flaques de pluie et de boue qui gonflent leurs chaussures et salissent leurs pantalons, leurs robes. Comme quelques autres, je les regarde passer. Je me suis arrêté sur le bord du trottoir, d’abord curieux, puis ennuyé, finalement impatient qu’ils aient libéré la chaussée et me permettent de traverser la route vers mon domicile. Mais rien ne les presse, ils vont toujours du même train, toujours tirés par la grande voix dont je me rends compte que je l’ai à peine écoutée. Je me concentre alors sur elle. D’abord je ne comprends pas ce qu’elle énonce. Le chant déforme-t-il trop les mots ? me dis-je, ou bien chante-t-elle dans une langue étrangère ? Non, car je reconnais par moments quelques mots, de ces mots qui sonnent comme des gifles d’enthousiasme, pour peu qu’ils soient dits du bon accent, accompagnés du tambour. Mais entre ces mots qui, je m’en rends maintenant compte, reviennent périodiquement, je ne comprends toujours rien. J’écoute toujours plus attentivement, et je finis, malgré ma surprise et ma réticence initiale à le croire, par comprendre que la voix, véritablement, ne parle ni ne chante : elle chantonne tout au plus, elle ânonne des syllabes vides de sens pour accompagner la mélodie, entre les grands mots qu’elle tonne périodiquement et qui font sursauter, cela aussi je m’en rends compte, la phalange des hommes. Chacun de ces mots est comme une île dans une mer de non-sens, me dis-je, et c’est d’île en île que les hommes sont traînés ; chacune de ces îles est le lieu de leur repos, de l’apaisement du doute ou de la curiosité qui auraient pu renaître et croître dans l’intervalle ; chacun de ces quelques mots répétés les rassure et, malgré les sursauts inévitables et sûrement recherchés, les fait redoubler de conviction dans leur marche forcée.
La phalange a fini de passer, notre ville est vidée, il n’y reste que les vieux, les enfants, les mères, et quelques consciences comme la mienne, méfiantes, solitaires, isolées, pleines de culpabilité, malheureuses. Je traverse enfin la route et rentre chez moi et je rédige ceci pour témoigner qu’un homme seul peut avoir raison contre le monde entier — et que c’est insupportable. Et je vais de ce pas me pendre.