Chaque soir avant de dormir, l’homme ôtait son visage et le posait à côté de lui sur le sable, et la mer venait le laver, et le matin, l’homme retrouvait un visage neuf. Une nuit, la tempête fit tellement rage que le visage fut emporté par les flots. Au matin, l’homme ne trouva pas son visage, et fut terrorisé ; il se leva et courut vers la ville — mais dans les rues de la ville personne ne le voyait, car il n’avait pas de visage.
Désespéré, il retourna au bord de la mer, et voulut pleurer pour épancher sa tristesse ; mais, sans visage, il ne pouvait pas pleurer non plus, et il demeura, les pieds dans l’eau calmée, le cœur gros.
Des années passèrent, et l’homme était le plus malheureux des hommes.
Un jour, il retrouva son visage, rejeté sur le rivage par une autre gigantesque tempête. Son visage avait terriblement vieilli ; ces années passées dans l’eau salée l’avaient irrémédiablement et gravement corrodé. Ce visage était à peine encore humain. Pourtant l’homme le remit avec bonheur, et put se contempler dans les flots. Il retourna, pour confirmation, à la ville voisine, les passants le virent, et eurent peur de lui, mais l’homme se réjouit tout de même, il avait un visage !
D’autres années passèrent, à cause de son visage défiguré l’homme vivait seul, toujours au bord de l’eau. Il ne quittait plus jamais son visage, qui lui était trop précieux désormais qu’il connaissait le prix de sa perte, même momentanée.
Un jour que l’homme creusait le sable à la recherche d’un mollusque à manger, il découvrit un visage enfoui, visiblement depuis de nombreuses années. En une illumination l’homme reconnut son visage, celui qu’il avait perdu le jour de la tempête, et qu’il avait cru emporté par les eaux : alors — il le découvrait — qu’il avait en fait été enterré. L’homme retira le visage qu’il portait et les compara, et constata qu’aucune erreur n’était possible : le visage enterré était bien le vieux sien, remarquablement conservé ; quant à l’autre, il ne savait pas ce qu’il était, à qui il appartenait ; il l’avait porté des années durant, ce n’était pas le sien, et il ne s’en était pas aperçu.
Arrivé là, il dut aller prendre un visage : c’était la première chose à faire pour les étrangers.
La file d’attente était infinie. Il y prit place, et attendit patiemment. Il attendit des jours, des années. Vint enfin l’heure où, vieux, malade et près de mourir, il se trouva au guichet, devant le donneur de visage. Celui-ci tira la grille sans prendre garde à l’étranger, qui lui cria à travers elle, d’une voix affaiblie : « Et moi ? » L’employé leva les yeux un instant et, semblant l’apercevoir à travers d’infinies brumes, dit : « Tout le monde est déjà pourvu », puis s’en alla.
Sa mémoire est criblée de trous, qu’il creuse à la recherche de trésors enfouis, oubliés. À force d’en creuser, il doit faire attention à ne pas tomber dans ses propres trous de mémoire : c’est pourquoi, au fil du temps, il les étaye. Il parcourt de plus en plus souvent les galeries ainsi créées, les explore jusqu’à se perdre dans le labyrinthe qu’elles ont fini par former. Mais il n’a pas peur, il se sent bien ici, en curieux il s’y balade. De ce labyrinthe sans danger ni problème, comme d’un cocon il ne cherche plus à sortir.
J’entrai. Tout le monde rit en me voyant déguisé. « Je croyais que c’était une soirée costumée », m’excusai-je. « C’en est une », dit la maîtresse de cérémonie, s’approchant de moi ; et elle posa sa main sur mes yeux. Quand elle la retira je constatai que rien n’avait changé, mais je ne reconnus personne. Elle répondit à mon regard stupéfait : « Ils ont changé de visage ».
Sans préambule un jour, un homme aborda le peintre et lui commanda le dessin d’une étoile. Le peintre, sans hésiter, demanda un délai de cinq ans, et son commanditaire anonyme, sans discuter, le lui accorda.
Au bout de ce délai, le dessin n’était pas commencé. « Il me faut cinq autres années », dit simplement le peintre à son commanditaire venu pour l’occasion et qui, une nouvelle fois, les lui alloua.
Le temps passa, irrégulièrement trop court, changeant peu à peu l’allure, sinon la vie des deux hommes, qui ne se côtoyaient pas. Puis vint le moment où la dixième année s’achevait ; dans le silence, le commanditaire attendait, les yeux fixés sur la toile blanche. Alors le peintre prit son pinceau, et en un instant, d’un seul trait, il dessina l’étoile — une étoile comme avant lui personne n’en avait jamais dessiné. Sans rature, le trait débordait la toile et continuait dans l’air, impalpable ; et ce fut soudain comme si la nuit était tombée et les nuages, évaporés. D’ici, toutes les étoiles se ressemblaient, et le commanditaire ne savait pas, ni personne, si le dessin était la nuit, ou s’il se confondait avec elle.