Journal du conteur

Les trous de mémoire

Sa mémoire est criblée de trous, qu’il creuse à la recherche de trésors enfouis, oubliés. À force d’en creuser, il doit faire attention à ne pas tomber dans ses propres trous de mémoire : c’est pourquoi, au fil du temps, il les étaye. Il parcourt de plus en plus souvent les galeries ainsi créées, les explore jusqu’à se perdre dans le labyrinthe qu’elles ont fini par former. Mais il n’a pas peur, il se sent bien ici, en curieux il s’y balade. De ce labyrinthe sans danger ni problème, comme d’un cocon il ne cherche plus à sortir.

3

Masques

J’entrai. Tout le monde rit en me voyant déguisé. « Je croyais que c’était une soirée costumée », m’excusai-je. « C’en est une », dit la maîtresse de cérémonie, s’approchant de moi ; et elle posa sa main sur mes yeux. Quand elle la retira je constatai que rien n’avait changé, mais je ne reconnus personne. Elle répondit à mon regard stupéfait : « Ils ont changé de visage ».

2

Histoire chinoise

Sans préambule un jour, un homme aborda le peintre et lui commanda le dessin d’une étoile. Le peintre, sans hésiter, demanda un délai de cinq ans, et son commanditaire anonyme, sans discuter, le lui accorda.

Au bout de ce délai, le dessin n’était pas commencé. « Il me faut cinq autres années », dit simplement le peintre à son commanditaire venu pour l’occasion et qui, une nouvelle fois, les lui alloua.

Le temps passa, irrégulièrement trop court, changeant peu à peu l’allure, sinon la vie des deux hommes, qui ne se côtoyaient pas. Puis vint le moment où la dixième année s’achevait ; dans le silence, le commanditaire attendait, les yeux fixés sur la toile blanche. Alors le peintre prit son pinceau, et en un instant, d’un seul trait, il dessina l’étoile — une étoile comme avant lui personne n’en avait jamais dessiné. Sans rature, le trait débordait la toile et continuait dans l’air, impalpable ; et ce fut soudain comme si la nuit était tombée et les nuages, évaporés. D’ici, toutes les étoiles se ressemblaient, et le commanditaire ne savait pas, ni personne, si le dessin était la nuit, ou s’il se confondait avec elle.

1