Journal du conteur

Je m’enfonce, je quête avidement le fond du trou…

Je m’enfonce, je quête avidement le fond du trou, et au fond du trou il faudra encore que je creuse, pour m’y enfoncer. Difficile de s’enterrer soi-même, méticuleusement. Comment se recouvrir de la terre dont on a dû débarrasser le trou dans lequel on s’est glissé ? C’est pourtant ce qu’il faudrait, s’ensevelir, et regarder le fond du trou par en dessous. Ne rien voir, évidemment, il y ferait parfaitement noir. Rester là, dans le fond du trou, étouffer lentement.

Attendre que quelqu’un vienne me déterrer. Il faudrait que ce soit moi, encore moi, je creuserais avidement, et tout à coup j’atteindrais la poche souterraine où je me serais attendu, par l’orifice subit je me verrais, de mes yeux contrits vers le ciel, douloureusement déshabitués de la lumière, je me verrais — et je ne pourrais pas me retenir de m’entailler ce crâne, ce petit crâne jaune misérable, d’un grand coup de pelle. Je ne pourrais pas m’en empêcher, frapper de toutes mes forces (combien faibles), défigurer ce visage insignifiant. Alors je descendrais à mon tour dans le fond du trou, j’enlacerais ce corps enduit de bouillie cervicale, et côte à côte avec ma chimère j’attendrais, les yeux levés vers le jour, le prochain, celui qui ne tarderait pas à venir, à son tour, m’enfoncer le tranchant de sa pelle dans la tête.

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Prends la boule dans ta main…

Prends la boule dans ta main, serre-la de toute ta force, qui peut être énorme : tu ne l’entameras pas, ne l’écraseras pas ; relâche ta pression, et la boule est intacte. Tu peux l’observer des heures, des années durant, toute ta vie même, sans cesser de la voir boule ; tu peux suivre indéfiniment des yeux les courbes des nœuds que sa matière dessine… La boule est une boule reste une boule.

Mais que tu la tiennes un jour un peu différemment, que tu la jettes contre le mur, que le soleil soudainement l’éclaire d’une manière inaccoutumée : la boule disparaît, et tu n’as plus devant les yeux qu’une pelote de fils, un filet de pêche tout emmêlé roulé en boule. Tire un de ces fils, et tu peux le trouver plus solide que le plus gros des filins d’acier ou plus fin et cassant qu’un cheveu ; saisis-toi du filet, et vois qu’entre les mailles, tu peux passer tout entier.

Tu sors de la maille et tu rattrapes la boule au vol, qu’on t’a lancée par jeu, comme boule, et qui t’aurait assommé comme telle. La boule est une boule, une pelote de causalité, un filet de relations nouées. Tout dépend de ce que tu veux en faire.

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Faire son trou

Chaque homme essaye de faire son trou. On s’arme, on s’équipe, pelle et pioche, excavatrice, foreuse, suivant ses moyens… Et puis l’on commence, on creuse. On creuse, on creuse, on s’enfonce dans la terre, il fait de plus en plus sombre. On avance à l’aveuglette, on se cogne à d’imprévus obstacles, qu’on doit s’efforcer de détruire, ou sinon de contourner. Mais on continue, on creuse, on sue, on est sale, on est très pâle cependant sous la crasse ; on continue, on vieillit. La barbe atteint le nombril, les cheveux les hanches.

Parfois, l’un d’entre nous bute, non pas sur un obstacle — les obstacles, on peut toujours les surmonter —, mais sur le trou lui-même, sur son trou. Lorsqu’un homme bute sur son trou, il n’y a plus grand-chose à faire : il reste là, dans l’obscurité totale, surpris, de plus en plus inquiet, jusqu’à la terreur ou jusqu’au désespoir. Certains s’entêtent inutilement, d’autres s’assoient et s’engloutissent, d’autres encore font demi-tour et, dussent-ils y mettre des années, font à rebours tout le chemin creusé, parcouru, jusqu’à l’origine du trou, à la surface, à l’air libre. Ils émergent et ils ont peur, ils ne voient presque rien, leurs yeux leur font terriblement mal, le soleil brûle irréversiblement leur peau fragilisée. Seuls les plus courageux, les plus forts, arrivent à s’en sortir, de la seule manière qui soit : ils entament un nouveau trou.

9

Les vies sont partout aux détours du chemin…

Les vies sont partout aux détours du chemin, ici dans les champs, là sous les racines de l’arbre mort… Qui creuserait dans le cimetière trouverait aussi des vies, pleines pépites qu’il n’aurait qu’à ramasser, ramener, conserver. C’est ce que je fais, depuis longtemps. Je possède un grand coffre, plein de vies. Parfois je l’ouvre, et je les regarde ; j’en ai vraiment beaucoup dans mon grand coffre et je suis loin de me souvenir de toutes, de me souvenir des endroits où je les ai trouvées. Je fouille dans le coffre, je prends des vies au hasard, je les observe attentivement. Il est difficile de savoir ce qu’elles contiennent. Je dois les laver, les regarder tenues dans la lumière — et parfois je peux apercevoir des morceaux de ces vies, des cheminements, des familles, des naissances et des morts, des lieux et des époques… Mais le plus efficace, le seul moyen vraiment efficace à ma connaissance pour tout voir de ces vies, je ne l’emploie que rarement, bien qu’il soit simple. Quand je m’en sens le besoin, quand je ne peux pas y résister, je prends un petit marteau, et au-dessus d’un grand plateau, d’un seul coup, je brise une vie. D’ordinaire je sais y faire et je ne la fais pas exploser en éclats innombrables qui vont se perdre partout et dont je retrouve encore certains par hasard, des mois plus tard ; non, d’ordinaire je les brise en deux, je les ouvre : alors je peux les contempler à loisir, pendant quelques minutes, pendant qu’elles noircissent, se racornissent. Je les déplie très doucement, méticuleusement, à la lumière je contemple les longs filaments qui miment les chemins de ces vies et que mes doigts, mon souffle oxydent, j’essaie de les fixer dans ma mémoire pendant les quelques secondes où la lumière ne les ayant pas encore brûlées les sublime, je les absorbe et les détruis. Cela ne dure que quelques minutes, souvent moins, très vite je suis devant une coquille vide, un minuscule cercueil plein de cendre noire ; mes étagères sont pleines de ces reliques bouleversantes des vies que j’ai tenues, des vies que j’ai vécues, un instant, rien qu’un seul instant, les étagères de ma mémoire aussi. Alors je referme le coffre et je reste longtemps à pleurer sur son couvercle, prostré, immobile. Je meurs, je me pleure, jusqu’à maintenant je suis chaque fois rené.

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Je regarde mes mains…

Je regarde mes mains, longues, fines, aux longs doigts osseux, je les regarde se lever vers ma crinière, je les sens caresser mon mufle, je sens mes babines retroussées, je les sens redescendre et caresser mon torse velu, lisser mes tentacules et vérifier l’articularité de mes huit pattes, tester la dureté de mes sabots fendus. Je les pose sur mon visage, et je le retire ; je les pose sur ma gueule, et je la retire ; je les pose sur mon bec, et je le retire, sur mes yeux à facettes innombrables, et je me les arrache, et par les arcades vides je fouille de ma trompe le système limbique et l’hypothalamus, les hémisphères du cerveau et j’atteins la nuque et la moelle épinière, et je la tire lentement ; d’un coup de croc je crève ma carapace et par le trou je fais sortir ma colonne vertébrale, et je me contemple, effondré, sac de chairs déstructurées, je me vois par les orbites vides de mon crâne, autour de moi mon visage ma gueule mon mufle mon bec mes yeux jetés éparpillés je les rassemble avec mes griffes et je les emprisonne dans ma toile, et bientôt c’est tout ce qu’il reste : un gros sac mort et un petit sac plein de vies.

7

Aux mendiants qui me demandent aumône…

Aux mendiants qui me demandent aumône, je donne un visage ; aux conseils qu’on vient me demander dans ma retraite, je réponds par le don d’un visage. En échange de mon pain, je donne un visage, et dans l’eau du puits où j’ai longuement puisé, en dédommagement je laisse un visage. Je m’épuise, je me dévisage. Mais je ne suis jamais démuni, jamais à court, mes poches, mon sac, mes coffres sont pleins de visages. Chaque regard chaque instant est un visage qui a été. Je croule sous mes visages, je suis submergé, la nuit je me réveille et je suffoque dans cette chambre entassée de visages, visages qui se déversent dans la nuit par la fenêtre forcée, visages qui crèvent les murs et le toit. Je veux fuir, je me mets à courir, j’abandonne mes visages. Je vide mes poches de pleines poignées de visage. Mais rien à faire, chaque fois que je replonge mes mains dans mes poches j’en tire autant, sinon plus, de visages que j’en venais d’ôter. Mon sac est lourd comme pierre de visages encastrés, mes pieds me font mal à cause des visages qui se sont glissés dans mes chaussures, et je m’arrête, épuisé, et je m’effondre et demeure longtemps sur le sol, lentement enseveli sous mes visages. Par moments je me secoue et rampe quelques mètres, vais là où je pourrai respirer quelques minutes. Chaque arbre que je regarde devient un visage, chaque figure que je croise est un visage au carré, chaque foule est une mer de visages qui me noie, le monde est un océan de visages morts parsemé d’îles de vivants visages. Je suis moi-même une de ces îles, je sens les visages grouiller sur mon dos, et mes volcans déversent des coulées de visages en fusion. Si je lève les yeux, le soleil est un visage ; chaque étoile est un visage qui me regarde, obsédant. Je ferme les yeux, mais derrière mes paupières il y a encore des visages, et derrière mon visage une infinité de visages attendent de surgir. Je ne suis qu’un visage parmi ces visages, un de ces visages que j’ai jetés, piétinés, abandonnés sur le bord du chemin ou dans le fond des océans, j’achève de me décomposer. Chaque visage est un monde de visages. Chaque pensée est aussi un visage, chaque mot est encore un visage. Je submerge et je suis submergé, je ne suis qu’un visage emporté dans la foule des visages, et je m’en vais loin de moi, je me vois un instant, je vois un instant mon visage, le visage de mon visage, puis je disparais, et dans mon absence je reste un visage.

6

Chaque soir avant de dormir, l’homme ôtait son visage…

Chaque soir avant de dormir, l’homme ôtait son visage et le posait à côté de lui sur le sable, et la mer venait le laver, et le matin, l’homme retrouvait un visage neuf. Une nuit, la tempête fit tellement rage que le visage fut emporté par les flots. Au matin, l’homme ne trouva pas son visage, et fut terrorisé ; il se leva et courut vers la ville — mais dans les rues de la ville personne ne le voyait, car il n’avait pas de visage.

Désespéré, il retourna au bord de la mer, et voulut pleurer pour épancher sa tristesse ; mais, sans visage, il ne pouvait pas pleurer non plus, et il demeura, les pieds dans l’eau calmée, le cœur gros.

Des années passèrent, et l’homme était le plus malheureux des hommes.

Un jour, il retrouva son visage, rejeté sur le rivage par une autre gigantesque tempête. Son visage avait terriblement vieilli ; ces années passées dans l’eau salée l’avaient irrémédiablement et gravement corrodé. Ce visage était à peine encore humain. Pourtant l’homme le remit avec bonheur, et put se contempler dans les flots. Il retourna, pour confirmation, à la ville voisine, les passants le virent, et eurent peur de lui, mais l’homme se réjouit tout de même, il avait un visage !

D’autres années passèrent, à cause de son visage défiguré l’homme vivait seul, toujours au bord de l’eau. Il ne quittait plus jamais son visage, qui lui était trop précieux désormais qu’il connaissait le prix de sa perte, même momentanée.

Un jour que l’homme creusait le sable à la recherche d’un mollusque à manger, il découvrit un visage enfoui, visiblement depuis de nombreuses années. En une illumination l’homme reconnut son visage, celui qu’il avait perdu le jour de la tempête, et qu’il avait cru emporté par les eaux : alors — il le découvrait — qu’il avait en fait été enterré. L’homme retira le visage qu’il portait et les compara, et constata qu’aucune erreur n’était possible : le visage enterré était bien le vieux sien, remarquablement conservé ; quant à l’autre, il ne savait pas ce qu’il était, à qui il appartenait ; il l’avait porté des années durant, ce n’était pas le sien, et il ne s’en était pas aperçu.

5

Arrivé là, il dut aller prendre un visage…

Arrivé là, il dut aller prendre un visage : c’était la première chose à faire pour les étrangers.

La file d’attente était infinie. Il y prit place, et attendit patiemment. Il attendit des jours, des années. Vint enfin l’heure où, vieux, malade et près de mourir, il se trouva au guichet, devant le donneur de visage. Celui-ci tira la grille sans prendre garde à l’étranger, qui lui cria à travers elle, d’une voix affaiblie : « Et moi ? » L’employé leva les yeux un instant et, semblant l’apercevoir à travers d’infinies brumes, dit : « Tout le monde est déjà pourvu », puis s’en alla.

4

Les trous de mémoire

Sa mémoire est criblée de trous, qu’il creuse à la recherche de trésors enfouis, oubliés. À force d’en creuser, il doit faire attention à ne pas tomber dans ses propres trous de mémoire : c’est pourquoi, au fil du temps, il les étaye. Il parcourt de plus en plus souvent les galeries ainsi créées, les explore jusqu’à se perdre dans le labyrinthe qu’elles ont fini par former. Mais il n’a pas peur, il se sent bien ici, en curieux il s’y balade. De ce labyrinthe sans danger ni problème, comme d’un cocon il ne cherche plus à sortir.

3

Masques

J’entrai. Tout le monde rit en me voyant déguisé. « Je croyais que c’était une soirée costumée », m’excusai-je. « C’en est une », dit la maîtresse de cérémonie, s’approchant de moi ; et elle posa sa main sur mes yeux. Quand elle la retira je constatai que rien n’avait changé, mais je ne reconnus personne. Elle répondit à mon regard stupéfait : « Ils ont changé de visage ».

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