Je crie, je crie et tu ne m’entends pas. Ce n’est pas possible, tu es pourtant si près. Tu me tournes le dos, peut-être involontairement, peut-être par hasard. Je suis privé de tes regards et je crie pour les attirer sur moi car sans eux je me dissous…
Mais je ne crie pas, je chuchote, personne ne m’entend, pas seulement toi. Personne ne m’entend crier dans mon chuchotement, et personne ne me voit rapetisser, m’atrophier dans mes vêtements. Je hasarde quelques gestes, déjà désespérés, mais il est bien trop tard, et sans doute toi non plus, comme eux tous, tu ne t’étonneras pas de trouver, tout à l’heure, sur ma chaise un tas de vêtements vides et dans mes chaussures par terre, rien que des chaussettes sales.
Il était seul, dedans. Depuis toujours, peut-être ; et pour combien de temps encore ? Petite chose à peine éveillée, les yeux grands ouverts dans la pénombre. Très peu à voir. Parois faciles à gratter, sol meuble, plafond bas. Aucun objet. Cailloux, terre, vers, fourmis. Les odeurs, c’est autre chose : humidité, putréfaction, déliquescence, angoisse. Bouger ? Il bougea.
Il se trouva des griffes, ou peut-être seulement de longs ongles durs. Il gratta la paroi. La terre, creusée, laissait un petit tas, parsemé de rocailles. Il eut faim. Il goutta un ver de terre : pas mauvais.
Il était donc carnivore, au moins. Peut-on d’ailleurs ne pas l’être ? Quelle autre possibilité ? C’était parfois comme une réminiscence d’il ne savait quoi. Mais il ne cherchait pas longtemps à savoir. Il voulut sortir. L’air n’allait-il pas manquer ? Il avança dans le couloir, suivant la paroi. Il chercha, chercha. Tous les couloirs, un par un. Des centaines de trous. Sans réussite. Mais il vivait, grossissait, même. Les vers ne manquaient pas, l’air non plus — d’où venait-il ? Mystère. Il n’était pas fait pour affronter les mystères. D’ailleurs ça ne l’intéressait pas. Les choses étaient simples. Il ne sortirait pas : toute la vie, toute la mémoire, c’était et ce serait cela. Il restait immobile la plupart du temps. Avait-il soif ? Il n’avait qu’à sucer les parois suintantes. Faim ? Toujours des vers, ou des fourmis. Que faire ? Rien. Il n’attendait rien. Dormir, manger, boire, déféquer, uriner. Il ne voyait plus. Avait-il jamais eu des yeux ? Comme il ne se déplaçait plus non plus, il s’en trouva bientôt incapable. Membres atrophiés ; il avait aussi beaucoup grossi. Maintenant il emplissait toute la largeur du couloir. Et il continuait de grossir. C’était son unique occupation, son unique action. Plus de pensées, à peine : plus rien que de la chair. Et pourquoi penser ? Aucune crainte : il mourrait bien avant de remplir tous les couloirs. Et il grossissait, grossissait. Et vieillissait.
Au commencement, la terre et la parole furent partagées en même temps, équitablement. Qui recevait beaucoup de parole, recevait moins de terre, et vice-versa.
Mais l’échange se poursuivit, d’homme à homme ; la terre et la parole finirent accaparées, exclusivement l’une de l’autre, par des communautés qui s’opposèrent. Aucune des deux communautés ne pouvant ni céder — car elle reconnaîtrait ainsi à l’attribut de l’autre une injuste suprématie —, ni vivre sans une partie de ce que son adversaire entièrement détient, la guerre dure encore.
Tu entres dans la salle, chaude, silencieuse. Tu es seul ; tu te sens déjà mieux. La lumière caresse ta peau quand, déshabillé, tu entres dans la machine. Tu t’allonges, et l’eau commence à couler. Sa température est tellement adéquate à celle de ton corps que tu la sens à peine. Mais cette sensation délicate d’enveloppement voluptueux te porte au bien-être. Relaxation. Les vibrations de l’eau, ondulant contre ta peau, te massent. Massage intégral. Tu es submergé de plaisir. Tu fermes les yeux et la lumière s’adoucit, s’adoucit jusqu’à s’éteindre presque. Brillent encore quelques étoiles ou rêvées telles derrière tes paupières qui ne s’ouvriront plus. Tu meurs de bien-être, comme tous, dans la suicideuse.
Lorsqu’il est fatigué de porter la montagne renversée de sa mémoire au-dessus de sa tête — ce qui ne manque pas d’arriver souvent, étant donné le poids, constamment croissant par surcroît, de l’édifice —, l’homme peut se reposer sur elle : il la retourne, et comme elle tient bien sur sa large base, elle peut aussi le tenir lui, sur sa pointe ou son flanc. Mais jamais trop longtemps : s’il s’abandonnait trop sur la pente de sa mémoire, l’homme s’exposerait au danger de tomber, de dévaler sa mémoire comme une avalanche ; et s’il s’endormait sur sa pointe pas encore émoussée par l’oubli, il risquerait de ne se réveiller que pour se sentir mourir empalé. C’est pourquoi l’homme doit se résoudre, à peine reposé, à retourner de nouveau sa mémoire et à la porter, pointe en bas, bien au-dessus de sa tête, toute la journée sans faiblesse : au moindre faux pas, la montagne tombe et l’ensevelit.
Tu marches, tu avances, tu suis ta voie, tu la creuses. Tu cours le risque, certes rare, de tomber sur une boucle, de boucler ta voie. Certains, qui ont cette malchance, s’obstinent jusqu’à leur mort à parcourir les quelques mètres de leur boucle, sans le comprendre, ou pire, sans pouvoir l’arrêter, sans pouvoir trouver le moyen d’en sortir. D’autres font demi-tour et pour la plupart se perdent. Toi, tu as trouvé ce qui sera peut-être une solution : continuer, à l’intérieur, dans l’épaisseur, creuser ta voie dans sa boucle.
Je m’enfonce, je quête avidement le fond du trou, et au fond du trou il faudra encore que je creuse, pour m’y enfoncer. Difficile de s’enterrer soi-même, méticuleusement. Comment se recouvrir de la terre dont on a dû débarrasser le trou dans lequel on s’est glissé ? C’est pourtant ce qu’il faudrait, s’ensevelir, et regarder le fond du trou par en dessous. Ne rien voir, évidemment, il y ferait parfaitement noir. Rester là, dans le fond du trou, étouffer lentement.
Attendre que quelqu’un vienne me déterrer. Il faudrait que ce soit moi, encore moi, je creuserais avidement, et tout à coup j’atteindrais la poche souterraine où je me serais attendu, par l’orifice subit je me verrais, de mes yeux contrits vers le ciel, douloureusement déshabitués de la lumière, je me verrais — et je ne pourrais pas me retenir de m’entailler ce crâne, ce petit crâne jaune misérable, d’un grand coup de pelle. Je ne pourrais pas m’en empêcher, frapper de toutes mes forces (combien faibles), défigurer ce visage insignifiant. Alors je descendrais à mon tour dans le fond du trou, j’enlacerais ce corps enduit de bouillie cervicale, et côte à côte avec ma chimère j’attendrais, les yeux levés vers le jour, le prochain, celui qui ne tarderait pas à venir, à son tour, m’enfoncer le tranchant de sa pelle dans la tête.
Prends la boule dans ta main, serre-la de toute ta force, qui peut être énorme : tu ne l’entameras pas, ne l’écraseras pas ; relâche ta pression, et la boule est intacte. Tu peux l’observer des heures, des années durant, toute ta vie même, sans cesser de la voir boule ; tu peux suivre indéfiniment des yeux les courbes des nœuds que sa matière dessine… La boule est une boule reste une boule.
Mais que tu la tiennes un jour un peu différemment, que tu la jettes contre le mur, que le soleil soudainement l’éclaire d’une manière inaccoutumée : la boule disparaît, et tu n’as plus devant les yeux qu’une pelote de fils, un filet de pêche tout emmêlé roulé en boule. Tire un de ces fils, et tu peux le trouver plus solide que le plus gros des filins d’acier ou plus fin et cassant qu’un cheveu ; saisis-toi du filet, et vois qu’entre les mailles, tu peux passer tout entier.
Tu sors de la maille et tu rattrapes la boule au vol, qu’on t’a lancée par jeu, comme boule, et qui t’aurait assommé comme telle. La boule est une boule, une pelote de causalité, un filet de relations nouées. Tout dépend de ce que tu veux en faire.
Chaque homme essaye de faire son trou. On s’arme, on s’équipe, pelle et pioche, excavatrice, foreuse, suivant ses moyens… Et puis l’on commence, on creuse. On creuse, on creuse, on s’enfonce dans la terre, il fait de plus en plus sombre. On avance à l’aveuglette, on se cogne à d’imprévus obstacles, qu’on doit s’efforcer de détruire, ou sinon de contourner. Mais on continue, on creuse, on sue, on est sale, on est très pâle cependant sous la crasse ; on continue, on vieillit. La barbe atteint le nombril, les cheveux les hanches.
Parfois, l’un d’entre nous bute, non pas sur un obstacle — les obstacles, on peut toujours les surmonter —, mais sur le trou lui-même, sur son trou. Lorsqu’un homme bute sur son trou, il n’y a plus grand-chose à faire : il reste là, dans l’obscurité totale, surpris, de plus en plus inquiet, jusqu’à la terreur ou jusqu’au désespoir. Certains s’entêtent inutilement, d’autres s’assoient et s’engloutissent, d’autres encore font demi-tour et, dussent-ils y mettre des années, font à rebours tout le chemin creusé, parcouru, jusqu’à l’origine du trou, à la surface, à l’air libre. Ils émergent et ils ont peur, ils ne voient presque rien, leurs yeux leur font terriblement mal, le soleil brûle irréversiblement leur peau fragilisée. Seuls les plus courageux, les plus forts, arrivent à s’en sortir, de la seule manière qui soit : ils entament un nouveau trou.
Les vies sont partout aux détours du chemin, ici dans les champs, là sous les racines de l’arbre mort… Qui creuserait dans le cimetière trouverait aussi des vies, pleines pépites qu’il n’aurait qu’à ramasser, ramener, conserver. C’est ce que je fais, depuis longtemps. Je possède un grand coffre, plein de vies. Parfois je l’ouvre, et je les regarde ; j’en ai vraiment beaucoup dans mon grand coffre et je suis loin de me souvenir de toutes, de me souvenir des endroits où je les ai trouvées. Je fouille dans le coffre, je prends des vies au hasard, je les observe attentivement. Il est difficile de savoir ce qu’elles contiennent. Je dois les laver, les regarder tenues dans la lumière — et parfois je peux apercevoir des morceaux de ces vies, des cheminements, des familles, des naissances et des morts, des lieux et des époques… Mais le plus efficace, le seul moyen vraiment efficace à ma connaissance pour tout voir de ces vies, je ne l’emploie que rarement, bien qu’il soit simple. Quand je m’en sens le besoin, quand je ne peux pas y résister, je prends un petit marteau, et au-dessus d’un grand plateau, d’un seul coup, je brise une vie. D’ordinaire je sais y faire et je ne la fais pas exploser en éclats innombrables qui vont se perdre partout et dont je retrouve encore certains par hasard, des mois plus tard ; non, d’ordinaire je les brise en deux, je les ouvre : alors je peux les contempler à loisir, pendant quelques minutes, pendant qu’elles noircissent, se racornissent. Je les déplie très doucement, méticuleusement, à la lumière je contemple les longs filaments qui miment les chemins de ces vies et que mes doigts, mon souffle oxydent, j’essaie de les fixer dans ma mémoire pendant les quelques secondes où la lumière ne les ayant pas encore brûlées les sublime, je les absorbe et les détruis. Cela ne dure que quelques minutes, souvent moins, très vite je suis devant une coquille vide, un minuscule cercueil plein de cendre noire ; mes étagères sont pleines de ces reliques bouleversantes des vies que j’ai tenues, des vies que j’ai vécues, un instant, rien qu’un seul instant, les étagères de ma mémoire aussi. Alors je referme le coffre et je reste longtemps à pleurer sur son couvercle, prostré, immobile. Je meurs, je me pleure, jusqu’à maintenant je suis chaque fois rené.